PAROLE DONNÉE

MAURO COLAGRECO, CUISINE D’EXCELLENCE ET DE PARTAGE

Mauro Colagreco nous a reçus avec une générosité rare au Mirazur, sa table
doublement étoilée installée à Menton, à quelques mètres de la frontière italienne.

TEXTE LESLIE GOGOIS I PHOTO PHILIPPE VAURÈS SANTAMARIA

PAROLE DONNÉE

MAURO COLAGRECO, CUISINE D’EXCELLENCE ET DE PARTAGE

Mauro Colagreco nous a reçus avec une générosité rare au Mirazur, sa table doublement étoilée
installée à Menton, à quelques mètres de la frontière italienne. Ce chef aux yeux rieurs dont le
restaurant vient de rentrer dans le top 5 du classement des World’s Fifty Best Restaurants, fait partie
de ces rares surdoués qui conservent gentillesse et naturel. Rencontre avec un chef heureux et
accompli, qui cisèle avec maestria des assiettes fraîches, colorées et pleines d’émotion.

TEXTE LESLIE GOGOIS I PHOTO PHILIPPE VAURÈS SANTAMARIA

Au Mirazur, l’époustouflant restaurant de Mauro Colagreco lové dans une bâtisse datant des années 30, la brigade passe du français à l’espagnol avec un détour par l’italien et l’anglais. Brésiliens, Argentins, Italiens, Japonais se côtoient dans cette cuisine, probablement l’une des seules à posséder une vue plongeante sur la Méditerranée. Un cadre idyllique pour une ambiance internationale. Sur le piano central, qui trône au milieu de la cuisine, est écrit un verset biblique que le chef italo-argentin doublement étoilé traduit pour nous : « Il est écrit “Personne ne peut rien contre toi.” C’est comme une protection contre les mauvais esprits » s’en amuse-t-il. La voix du chef fuse alors : « C’est parti pour 2 agneaux au concombre. Attention, les concombres, je les voudrais plusfins, plus réguliers. » Ce grand perfectionniste a un œil sur tout, chaque assiette dressée, chaque cuisson. Il veille au bon déroulement de sa partition gastronomique. Et cet agneau au concombre agrémenté de plusieurs variétés de menthe est d’une netteté, d’une fraîcheur implacables. Un peu plus loin, les amuse-bouches finissent d’être dressés : les tempuras de fleurs de courgette sont assaisonnés de quelques gouttes de ponzu. Un délice absolu !

Ce qui frappe le plus chez Mauro Colagreco ? Sûrement son sens de l’accueil hors du commun. Jamais un chef n’a eu autant à coeur de vouloir constamment faire plaisir à ses hôtes. Une seconde peau chez lui que cette envie de rendre les gens heureux et satisfaits. Preuve en est : depuis 2009, il conserve dans de grands classeurs, l’intégralité de ce qu’ont dégusté les clients. Qu’ils soient venus une fois ou plus. Véritable mémoire vivante du lieu, ces archives permettent à Mauro Colagreco de ne jamais servir deux fois de suite le même menu à ses clients ! Ce chef argentin, aux origines italiennes, ayant été formé en France par les plus grands – Bernard Loiseau, Alain Passard, Alain Ducasse et Guy Martin – a réussi à s’imprégner de tout cet héritage culinaire pour forger son propre style, tour à tour épuré ou foisonnant, mais toujours élégant et singulier.

Racontez-nous l’aventure du Mirazur. Comment avez-vous atterri à Menton, vous qui êtes argentin ?
À 29 ans, je cherchais à ouvrir mon propre restaurant, un rêve pour moi. Mais n’ayant jamais eu d’expérience de chef auparavant, mes possibilités financières étaient limitées. Un jour, alors que je déjeunais avec un couple d’amis au Pays basque, ces derniers me parlent du Mirazur, un restaurant près de la frontière italienne fermé depuis trois ans dont ils connaissaient le propriétaire. Trois mois plus tard, ils me rappelaient pour me proposer de visiter le lieu et de rencontrer le propriétaire en question. Sur place, j’ai immédiatement eu un coup de cœur pour cet endroit paradisiaque. J’avais préparé un dossier avec le plus de références possible. Mais le propriétaire ne l’a même pas regardé. Il m’a dit : « Ça vous plaît ? » et m’a demandé que je lui raconte ma vie. Au bout de deux heures, il m’offrait l’opportunité de ma vie : une location de gérance avec un loyer infime pendant un an ou deux ans, le temps de faire mes preuves. Je considère cet homme comme un père spirituel, lui qui m’a soutenu et m’a permis de m’exprimer…

Avant sa fermeture, le Mirazur était déjà un restaurant ?
Oui, il était tenu par Jacques Chibois, chef étoilé emblématique de la région.

Le succès a tout de suite été au rendez-vous ?
Non, les premières années ont été rudes. Le lieu est grand, nous n’avions pas les moyens de faire des travaux… Heureusement, quelques mois après l’ouverture, le guide Gault&Millau nous a proclamé Révélation de l’année. Et quelques mois plus tard, en février 2007, nous décrochions notre première étoile. De précieux coups de pouce, mais il a encore fallu deux ans pour convaincre les clients de venir jusqu’à nous.

Vous avez eu un parcours atypique en cuisine puisque vous avez débuté à l’âge de 20 ans,ce qui est tard pour ce métier…
J’adorais cuisiner pour mes amis, mais je n’avais jamais pensé à exercer professionnellement. Mon père était expert-comptable et jusqu’alors, je m’étais dit que j’allais suivre ses pas et reprendre son cabinet. Après un baccalauréat littéraire, j’ai donc fait des études en sciences économiques. Mais je ressentais une frustration au fond de moi. À 20 ans, j’ai finalement intégré une école privée de cuisine à Buenos Aires. De l’instant où j’ai commencé, j’ai su que j’avais trouvé ma voie.

Commencer plus tard dans cet univers a-t-il été un handicap pour vous ?
Je ne crois pas, au contraire. Avoir fait d’autres études, avoir beaucoup voyagé, tout cela m’a aidé pour la suite. Quand je suis arrivé au lycée hôtelier de La Rochelle, après avoir pris des cours accélérés de français à l’Alliance française de Buenos Aires, j’ai eu le sentiment d’aller plus vite que mes camarades. J’étais venu de très loin pour me former à la cuisine française, j’étais extrêmement concentré sur cet objectif.

Vous avez décroché cette année la 4e place des World’s Fifty Best Restaurants. Que vous a apporté
ce classement ?
J’ai ressenti beaucoup d’émotion, c’est une grande fierté d’être parmi les 5 meilleurs restaurants au monde. Nous faisons partie de ce classement depuis 7 ans. Auparavant, il existait une grande différence de fréquentation entre les mois estivaux et le reste de l’année au Mirazur. Nous faisions alors tout pour réaliser au maximum notre chiffre d’affaires pendant l’été. Mais depuis les Fifty Best, cette distinction n’existe plus, nous avons désormais la chance de faire le plein tout au long de l’année et d’avoir, en plus de nos habitués, une clientèle internationale notamment composée d’Américains et de Sud- Américains.

Comment faites-vous évoluer votre carte ?
Au Mirazur, nous avons créé une maison particulière, sans carte. Le menu évolue donc en fonction du marché, des producteurs avec qui nous travaillons, de ce que nous ramassons quotidiennement dans notre potager. C’est une liberté énorme ! Du coup, les nouveaux venus en cuisine ont souvent besoin d’un temps d’adaptation ; surtout s’ils viennent d’un établissement plus classique dans son fonctionnement.

Quelle est votre vision de la cuisine ?
Je me sens particulièrement à l’aise avec ma cuisine, j’ai le sentiment d’avoir atteint une certaine maturité. Lorsque je suis arrivé dans la région, j’étais vierge de tout. Ce qui fut à la fois un inconvénient car j’avais tout à apprendre, mais surtout une force puisque je n’avais, de ce fait, aucun a priori. Il m’a fallu m’approprie un terroir en ayant une vision totalement renouvelée. Aujourd’hui, je ne changerai de vie pour rien au monde grâce à ce cadre magnifique.

Pourquoi aimez-vous tant travailler avec de petits producteurs ?
L’Argentine, pays dans lequel j’ai grandi, est un pays où les petits producteurs souffrent énormément. Alors qu’en France, il y a un tissage unique de ces petits producteurs. Nous, les chefs, avons un rôle important pour les faire connaître, les protéger…

Vous décrivez souvent votre cuisine comme étant une cuisine de frontière. Qu’entendez-vous par là ?
Absolument. Je suis quand même un Argentin, d’origine italienne, qui a atterri à Menton, à 50 mètres
de l’ancien poste frontière qui sépare la France de l’Italie. Sans compter les frontières naturelles qui
nous entourent, entre mer et montagne, ce qui offre une large amplitude de produits à travailler. Cette
notion de frontière guide ma cuisine et ma créativité. En créant des recettes, je cherche à livrer une
interprétation presque universelle d’un terroir

Parlez-nous d’un de vos plats signatures, l’huître aux poires…
En Argentine, nous n’avons pas la culture des huîtres. Quand je suis arrivé en France, j’ai eu
l’occasion d’aller dans le bassin d’Arcachon découvrir les huîtres qui me paraissaient très intenses en
bouche, presque trop. Avec ce plat, j’ai voulu dominer leur force, les rendre plus « subtiles », trouver
un compromis grâce à la crème d’échalotes et au jus de poire qui joue le rôle d’adoucisseur.

Une autre entrée-phare est le calamar servi avec des artichauts et une sauce bagna cauda. Quelle a été la genèse de ce plat ?
Tout est parti de la sauce bagna cauda, à base d’anchois, que j’ai voulu associer avec le calamar, ce
qui n’est pas pratiqué habituellement. Le côté grillé du calamar fonctionne particulièrement bien avec
cette sauce originaire du Piémont. Quant à l’alliance avec l’artichaut, elle est arrivée naturellement…

Une autre de vos marques de fabrique est le pain de partage, en forme d’étoile, servi après les amuse-bouches…
Je tiens cette recette d’Amalia, ma grand-mère paternelle. Elle vivait à la campagne et nous nous
retrouvions, en famille avec ses 11 petits-enfants, chez elle pour le Nouvel An. Elle cuisinait du matin
au soir, sans jamais s’arrêter. À 12 h, nous étions tous affamés ; pour nous faire patienter, elle servait
un grand pain préparé à base de gras de bœuf au milieu de la table. Un régal. Depuis 10 ans, j’ai
adapté la recette en utilisant du beurre pour la rendre plus douce, plus civilisée. Mais peut-être serait-
il temps que je réessaie avec du gras de bœuf ?

Les autres pains sont faits « maison » ?
Nous préparons sur place le pain sarde, qui prend la forme de fines galettes craquantes. En
revanche, les autres pains, celui au charbon naturel, fenouil et raisin ou la longue miche, nous
viennent d’un boulanger de Menton. Nous avons mis au point les recettes ensemble et il nous les
prépare quotidiennement dans son four qui date de 1906.

Comment assaisonnez-vous vos plats ?
J’utilise très peu le sel et le poivre. Je préfère apporter l’assaisonnement au travers d’herbes fraîches,
d’épices, de céréales. Nous réalisons, par exemple, un sel d’épeautre torréfié qui apporte une
complexité plus intéressante à un plat qu’un sel classique.

Comment réussir un plat ?
Avant tout, je pense qu’il ne doit y avoir qu’un seul ingrédient central que le chef cherche à mettre en
avant. Depuis 6 ans, je me rends très régulièrement en Chine, où j’ai découvert un formidable travail
autour des textures. J’ai goûté là-bas des bouillons avec une douzaine de textures différentes, du
cartilagineux, du croquant, du gélatineux… Ce qui m’a considérablement influencé ces derniers
temps. En déclinant le même produit sous différentes textures, les saveurs s’en trouvent
démultipliées.

Il y a un an et demi, vous lanciez une chaîne de burgers en Argentine. Racontez-nous… Je me suis
associé à ma soeur pour ouvrir Carne, un concept de burgers bio uniquement réalisés à partir de
produits artisanaux. Nous proposons une seule recette de burger, servi avec plusieurs sauces «
maison ». Nous en vendons 1 500 par jour avec deux restaurants, un à Buenos Aires et l’autre à La
Plata. Le succès a tout de suite été au rendez-vous, nous comptons donc en ouvrir un nouveau en
septembre… Nous sommes extrêmement heureux de cette aventure, d’autant qu’aujourd’hui nous
produisons nos propres tomates biologiques pour garnir nos burgers ce qui nous permet d’aider les
petits agriculteurs sur place.

Vous collaborez aussi avec le Groupe Barrière pour Les Neiges, leur hôtel à Courchevel ?
Oui, à la demande de Dominique Desseigne, j’ai créé le BFire, un concept autour du feu. Nous avons
notamment installé un four à feu de bois. En tant que consultant, je signe les menus et forme les
équipes sans gérer l’opérationnel.

Quels sont vos prochains projets ?
En novembre, nous ouvrons un nouveau restaurant de 70 couverts dans le cadre de l’hôtel MGM de Macau. J’ai créé un concept autour des viandes et de leurs différentes cuissons. Les clients pourront déguster 4 origines de viandes – Australie, France, Japon et États-Unis – Nous avons poussé le concept à l’extrême : les viandes seront stockées dans une chambre froide dont les murs seront recouverts de sel rose de l’Himalaya pour réguler l’humidité et jouer sur de longues maturations afin de gagner en arômes plus complexes. Les garnitures rappelleront le pays d’origine de la viande, des sets de couteaux par pays seront proposés. Je travaille sur ce projet depuis un an et demi, j’ai hâte de le voir se concrétiser.