PAROLE DONNÉE

Yannick Alléno à Courchevel : la cuisine à son plus haut sommet

Le 1947, restaurant de l’hôtel Cheval Blanc imaginé par Yannick Alléno, a décroché la consécration suprême, le 9 février dernier : les trois étoiles du célèbre guide rouge. Une prouesse, voilà ce que vient d’accomplir ce chef visionnaire. En devenant le seul cuisinier, aujourd’hui, à cumuler deux fois trois étoiles en France (à considérer ou non que Monaco est une région française…) – au Pavillon Ledoyen à Paris, depuis 2015, et désormais au 1947 à Courchevel -, il atteint les sommets de l’excellence.

TEXTE LESLIE GOGOIS | PHOTO PHILIPPE VAURÈS SANTAMARIA

PAROLE DONNÉE

Yannick Alléno à Courchevel : la cuisine à son plus haut sommet

Le 1947, restaurant de l’hôtel Cheval Blanc imaginé par Yannick Alléno, a décroché la consécration suprême, le 9 février dernier : les trois étoiles du célèbre guide rouge. Une prouesse, voilà ce que vient d’accomplir ce chef visionnaire. En devenant le seul cuisinier, aujourd’hui, à cumuler deux fois trois étoiles en France (à considérer ou non que Monaco est une région française…) – au Pavillon Ledoyen à Paris, depuis 2015, et désormais au 1947 à Courchevel -, il atteint les sommets de l’excellence.

TEXTE LESLIE GOGOIS | PHOTO PHILIPPE VAURÈS SANTAMARIA

« Depuis que j’ai 15 ans, j’ai passé tout ce temps à apprendre. Le 1947 est la traduction de ces 30 années de travail. J’ai voulu montrer ce que je suis vraiment et le transmettre aux gens » raconte le chef.

Ici, son terrain d’expérimentations est infini : ce chef tant inspiré a fait, par exemple, mûrir des carrés de veau dans des barriques de Château d’Yquem ; la glace plombière est turbinée à la main dehors, à l’aide d’une ancienne machine à glace, impliquant que, toutes les heures au cours du service, un cuisinier sorte pour s’en charger. Quant à la truffe, elle est présentée aux clients encore entourée de sa propre terre pour éviter qu’elle ne s’altère.

« Ils peuvent ainsi humer cette terre pour générer un plaisir supplémentaire » s’enthousiasme le chef. On sent que cet avant-gardiste de la gastronomie a trouvé un élan créatif totalement inédit au coeur des cuisines de l’hôtel Cheval Blanc. Comme si tout son savoir-faire, acquis au fil de son fabuleux parcours, prenait encore plus de sens en altitude, ici à 1 850 mètres d’altitude, avec les contraintes imposées par une haute cuisine de montagne. Des contraintes de saisonnalité et d’approvisionnement de certains produits dans un restaurant uniquement ouvert un tiers de l’année. Dans l’assiette, c’est le coup de foudre. Que ce soit avec cet envoûtant brochet cuit dans un os à moelle et arrosé d’une huile de poivre. Ou ce bouillon animal servi avec un toast de pigeon en tartare, dont les notes sont relevées par le lard, la seiche et le céleri-rave… Audacieux, maîtrisé, spectaculaire. Rencontre avec Yannick Alléno, quelques jours à peine après son nouveau sacre par le Guide Michelin.

Parlez-nous du 1947…
Nous avons décroché deux macarons Michelin en 2008. À l’époque, le restaurant servait 80 couverts. Peu de temps après, j’ai eu une forte intuition… l’intuition de ce qu’il fallait entreprendre. Tout est parti d’une conversation avec Bernard Arnault (NDLR : P-DG de LVMH et propriétaire des hôtels Cheval Blanc) au cours de laquelle je lui ai raconté mon rêve de cuisine : je lui ai notamment parlé de mon envie de créer des sauces modernes. Il me répond alors que ce restaurant, nous allions l’ouvrir ici dès la saison suivante. Il a toujours eu cette vision avant-gardiste…Au printemps, il donnait son feu vert pour démarrer les travaux d’agrandissement et en décembre 2009, le nouveau 1947 ouvrait ses portes. Le chantier était immense car nous avions besoin d’espace. Le chalet a été étendu de 450 m2 pour servir aujourd’hui 22 couverts. Ce lieu est unique au monde…

Comment l’espace du restaurant a-t-il été conçu ?
Tout était à faire : il fallait dessiner le restaurant et aménager l’espace. Mon souhait premier était de gommer les frontières entre la cuisine et la salle et d’installer un foyer moderne, qui a pris la forme d’une bulle centrale réalisée en corian. Le feu a toujours eu une importance capitale, si nous le perdons, nous ne sommes plus rien.

Je voulais le symboliser par un cercle de lumière de feu. Ce foyer est, pour moi, un point de convergence, toute l’énergie du restaurant part de là, les gens passent forcément devant, qu’il s’agisse des serveurs, des cuisiniers et même des clients. Avec Sybille de Margerie, architecte d’intérieur et décoratrice, nous avons apporté beaucoup de soin à chaque détail. Il nous était, par exemple, important de créer une intimité en installant des coupoles en porcelaine pour que les clients ne s’entendent pas d’une table à l’autre. La lumière du coin sommellerie a aussi été étudiée pour que la table de décantage bénéficie d’un certain éclairage qui vient révéler les bouteilles. Dans ce restaurant, même le mur n’est pas un mur, nous nous sommes approprié les lieux différemment.

L’accueil est aussi différent d’ailleurs ?
Oui, nous proposons à nos clients de prendre l’apéritif dans notre foyer, la bulle centrale, debout avec l’équipe. Nous leur faisons ainsi goûter, d’entrée de jeu, les Extractions® avec une volonté forte de notre part de les emmener dans notre histoire dès qu’ils arrivent au 1947 et de leur expliquer notre démarche.

Avant d’arriver dans le restaurant, les clients traversent un long couloir. Pourquoi un tel choix ?
Notre intention était de créer un sas de décompression. Ce grand couloir feutré, qui vous emmène vers le foyer, est là pour contraster avec le reste de l’hôtel, de la station, de l’effervescence environnante.

Comment avez-vous construit la carte de ce restaurant ?
Au départ, nous proposions un menu unique. J’étais convaincu que cette solution était la meilleure, en étant sûrement inspiré par ce qui était pratiqué dans le nord de l’Europe. Mais finalement, ne pas donner le choix aux clients était une erreur fondamentale. J’ai oeuvré différemment en remettant le plat principal au centre du menu.

Cette démarche s’est accompagnée d’une véritable prise de conscience : je devais travailler encore davantage. La cuisine n’est pas quelque chose d’instinctif, il faut que chaque plat inscrit sur une carte soit parfaitement construit, ciselé, pour ensuite permettre aux clients de ressentir des émotions.

Parlez-nous de cette idée d’avoir élaboré un menu autour d’une ligne d’altitude ?
Cette année, nous avons effectivement travaillé sur des cuisines d’altitudes différentes. Ce concept de gastronomie de montagne a été ainsi poussé à l’extrême, en créant une cuisine parcellaire qui emmène les clients du collinéen – où sont cuisinés les produits « d’en bas » comme les écrevisses ou les légumes de plaine – vers la montagne, le subalpin et même l’alpin.

L’équation est intéressante : plus nous montons en altitude, moins il y a d’ingrédients disponibles. La côte de boeuf proposée, au niveau alpin, est ainsi préparée au feu de bois, les pommes de terre qui l’accompagnent sont cuites en croûte d’argile, l’assiette est poudrée de charbon : à cette altitude élevée, on retrouve une certaine animalité primitive.

La pièce de boeuf est aussi accompagnée d’une salade des glaciers, de quoi s’agit-il ?
La salade est pulvérisée à l’azote liquide. Il s’agit d’un clin d’oeil à Paul Pairet, chef de l’Ultra-Violet à Shangaï, chez qui je me souviens d’avoir goûté une salade réalisée à froid un peu dans cet esprit.

Parlez-nous de la soupe aux cailloux, un plat phare de cette saison…
Avec ce plat, nous allons vers une certaine tribalité. Elle s’inspire d’une soupe traditionnelle paysanne autrefois, pendant que les hommes allaient aux champs, cette soupe était mise à cuire avec les légumes entiers et une pierre par-dessus. L’ébullition faisait bouger la pierre qui venait écraser les légumes au cours de la cuisson.

Au 1947, nous la réinterprétons et la servons avec un caillou recouvert de lard mixé et d’une chapelure réalisée avec les légumes de cuisson séchés et mixés : nous invitons le client à le lécher. Il serait impossible de proposer une telle expérience à Paris.

Qu’est-ce que le fil rouge ?
Nous proposons aux clients une expérience de dégustation totalement inédite pour servir les desserts au 1947 que nous appelons le fil rouge sucré : en suivant un fil rouge brodé sur une nappe spécialement créée pour l’occasion, nous les prenons par la main pour les faire avancer sur un chemin de gourmandise et que leur plaisir ne cesse de croître.

On sent que le 1947 est une réelle source d’inspiration pour vous…
Absolument. L’idée de faire évoluer la cuisine française en lui appliquant les réflexes d’une renaissance a germé à Courchevel. Les premiers tests d’Extractions®, de cryoconcentrations ont été menés ici. Le lieu est tellement inspirant, je l’ai conçu comme un véritable laboratoire de recherches. Et puis, il y a une énergie si forte que je n’avais pas envie de cuisiner la même chose qu’à Paris…

Comment bien appréhender la cuisine de montagne ?
Il est impossible d’arriver à un restaurant de ce niveau-là sans commencer par comprendre son environnement. J’ai dû m’imprégner des poissons de lac, des produits de montagne, rencontrer les fournisseurs, travailler ce terroir qui était nouveau pour moi. Cette cuisine de montagne me plaît particulièrement, les goûts y sont plus puissants.

Pouvez-vous nous présenter Gérard Barbin, votre chef exécutif ?
Nous nous sommes rencontrés à Dubaï. J’ai tout de suite remarqué qu’il était animé d’une volonté de bien faire son travail. Je l’ai donc mis à la tête du STAY à l’hôtel One & Only, dont je gère la restauration, histoire de parfaire sa formation. Une fois prêt, il est venu au Alléno Paris – Pavillon Ledoyen, puis a pris la tête du 1947. Je suis intimement convaincu que pour faire régner l’excellence, il ne faut jamais prendre des chemins de traverse et lui ne les prend jamais… Il a aussi pris conscience que le nombre de détails ajoutés les uns aux autres font le succès d’une assiette. C’est vraiment un cuisinier extraordinaire, d’une rigueur absolue, un vrai Savoyard qui plus est : les traditions et produits de montagne font écho en lui…

Vous officiez notamment à Paris, à Marrakech, à Courchevel, qu’est-ce que chacun de ces lieux vous apporte ?
Ces trois adresses sont extrêmement inspirantes pour moi. Paris est intéressante pour sa tendance ultrarapide, nous évoluons dans un environnement très concurrentiel qui pousse à avancer, être créatif, se remettre en question. Au Maroc, j’ai compris l’importance du conservatif. C’est en goûtant des raves séchées par des Berbères que le goût du Maroc m’est clairement apparu. Aujourd’hui, en étant dans le tout-consommable où la facilité est de mise, nous avons tendance à oublier le conservatif, qui est pourtant un pan entier de l’humanité. Au Maroc, il faut apprendre à conserver ce qui est produit pendant 6 mois pour tenir les 6 mois suivants où le soleil écrase tout et où plus rien n’est disponible.

À la montagne, nous rencontrons les mêmes mécanismes : à nous de récolter, conserver, fermenter l’été pour tenir l’hiver. Quant à Courchevel, il s’agit d’un endroit de paix où j’ai pu créer les sauces modernes, le pilier fondateur de la cuisine moderne.

Pourquoi vous êtes-vous tant intéressé aux sauces ?
Parce qu’elles sont, à mon sens, l’ADN de notre gastronomie. Les grands chefs, tels que François-Pierre de La Varenne, Auguste Escoffier ou plus récemment Alain Chapel ont tous agi sur les sauces.

Elles sont la base, le liant entre les aliments, il est impossible de s’en passer. 80 % de l’intérêt d’une assiette vient de sa sauce. Pour moi, les sauces sont le verbe de la cuisine française. Je ne dis pas qu’il s’agit de la seule solution pour faire évoluer la cuisine française, mais c’est ma solution. Et je suis ravi de voir que de nombreux chefs ont compris l’importance de la sauce… Nous sommes enfin sortis du pointillisme, du jus tranché d’huile d’olive que j’ai aussi réalisé par le passé.

Comment vous est venue cette idée de faire évoluer les sauces ?
Quand je suis parti du Meurice, j’ai commencé à faire le tour du monde. Je pensais que je trouverais l’inspiration en voyageant. Mais plus je voyageais, plus je me confrontais au fait que la solution viendrait de la France à travers les sauces et non de l’étranger.

Et justement comment vous y êtes-vous pris ?
Nous avons créé une rupture depuis le principe saucier de l’Antiquité. Avant, une sauce se résumait à une accumulation d’aliments qui cuisaient en même temps dans une casserole avec de la matière grasse, soit une réduction par le chaud. Sans aucun contrôle de ce qu’on y faisait cuire.

Désormais, j’ai pris le parti de cuire chaque élément individuellement à sa juste température sans adjonction de gras pour obtenir une cuisson parfaite, puis d’opérer une réduction par le froid – puisque le feu est destructeur –, soit de réaliser une Extraction®. Il suffit ensuite d’assembler les différentes Extractions® pour réaliser la sauce désirée qui fera ressortir la quintessence de son goût.

Quel regard portez-vous sur la gastronomie française ?
À mon sens, nous avons traversé trois grands mouvements : la nouvelle cuisine des années 70, la cuisine d’auteur, symbole des années 90 et désormais la cuisine moderne axée notamment autour de ce travail sur les sauces.

Que représentent ces trois nouvelles étoiles que vous venez d’obtenir ?
Bien qu’il s’agisse de notre objectif premier, il était très compliqué de les décrocher là-haut. Le 1947 est ouvert 4 mois et demi par an seulement, ce qui nous demande d’être encore plus forts car nous savons tous que les attentes et les exigences des inspecteurs du Guide Michelin sont très hautes. Depuis l’ouverture, notre ambition était que ce restaurant devienne le symbole de la cuisine de montagne, même si je ne suis pas le seul à l’avoir fait. Marc Veyrat a, par exemple, ouvert la porte de la haute cuisine de montagne, je veux d’ailleurs lui rendre hommage car il a été le premier à y croire dans les années 90.

Aujourd’hui, nous sommes tous extrêmement heureux d’avoir obtenu ces trois étoiles, le fruit d’un travail assidu… Nous avons encore plein d’envies, de nouvelles pistes à explorer au niveau des sauces, de la fermentation, du terroir, des Extractions®, de la conservation et de la déshydratation des fruits et légumes récoltés pendant l’été pour les servir en hiver. Nous n’en sommes qu’au début pour rechercher des goûts uniques, purs, concentrés…