L’ART ET LA MATIÈRE

LES PIGMENTS NATURELS

Depuis des siècles, ils colorent gouaches, stucs, badigeons, ciments… Mais aujourd’hui plus qu’hier, ils ont le vent en poupe, souci écologique oblige. L’occasion de faire le point sur leur fabrication. Visite d’une manufacture.

TEXTE : JÉRÔME BERGER | PHOTO : PHILIPPE VAURÈS SANTAMARIA

LES PIGMENTS NATURELS

Depuis des siècles, ils colorent gouaches, stucs, badigeons, ciments… Mais aujourd’hui plus qu’hier, ils ont le vent en poupe, souci écologique oblige. L’occasion de faire le point sur leur fabrication. Visite d’une manufacture.

TEXTE : JÉRÔME BERGER | PHOTO : PHILIPPE VAURÈS SANTAMARIA

Écordal, près de Rethel. Quelques façades et portes bariolées retiennent l’attention. Et pour cause. Ici, à la limite du bassin parisien et des crêtes pré-ardennaises demeure l’une des deux dernières fabriques françaises de pigments naturels : Le Moulin à Couleurs, millésimé 1866. Une tranche de notre patrimoine. « Au plus fort de notre activité, 12 établissements de ce type œuvraient dans les Ardennes, indique Emmanuel Poix, le maître des lieux. Car, la région compte un trésor méconnu : ses terres de Sienne. Elles sont naturellement riches en cet oxyde de fer qui leur donne leur pouvoir colorant après cuisson. » Lui est tombé dans cette potion magique assez jeune. Comptable de formation, il succède en 2002 à son père qui avait acquis la manufacture 10 ans plus tôt. Soit plus de 150 ans d’histoires. Il y a beaucoup à raconter, forcément…

UN PROCÉDÉ NATUREL

Chaque année, durant 2 à 3 jours maximum, Emmanuel Poix fait extraire et stocker les 300 t de terre de Sienne nécessaires à son activité. Dans ses carrières voisines actuelles, elle est presque affleurante. « À peine 30 cm en moyenne de terre végétale avant que ne s’affiche ce jaune brun si singulier sur près de 3m de profondeur.» Un véritable filon, dont l’extraction ne perturbe guère les sols. D’ici à l’année suivante, la nature reprendra ses droits. Tranquillement. Bien plus qu’à la manufacture. Là, les terres doivent d’abord sécher naturellement. « La canicule nous va bien ! » Ensuite, les trois ouvriers présents à l’année leur donnent un coup de pouce. « Soit ils les sèchent à l’étuveuse, à 200 °C, une journée durant pour les débarrasser de leur eau ainsi que de leurs impuretés végétales et conserver leur couleur originelle. Soit ils les cuisent au four à 700 °C, 10 heures cette fois, pour leur donner une teinte rouge profond. »

Suit le passage en broyeuse pour obtenir des pigments ultra-fins, entre 30 et 40 microns, avant un conditionnement dans des sacs en papier triple épaisseur, fermés à coups de couture. Un process simple. Mais exigeant. Pour les hommes comme pour les machines. Les pigments volent dans les airs et obligent le port d’un masque, même s’ils ne contiennent pas de silice. À chaque nouveau cycle de production, les broyeuses doivent entièrement être nettoyées, à sec… Qu’importe. Le plus important est ailleurs : la mise en avant d’une ressource naturelle de la région, avec respect, sans excès, et encore moins d’intrants.

UNE LARGE GAMME ET DES UTILISATIONS MULTIPLES

Outre ses terres de Sienne des Ardennes, Emmanuel Poix dispose d’autres ressources : les ardoises de la région, les ocres de Bourgogne, les lignites d’Alsace, les terres noires d’Allemagne… Au total, 9 matières premières permettent à elles seules la réalisation de 45 teintes de pigments naturels, du jaune Sahara au gris Pompadour en passant par le rouge Richelieu. Comment ? À l’aide de mélanges, tout simplement. Non pas à l’état de poudre, mais à la broyeuse pour plus d’homogénéité. À ce poste, l’ouvrier en place dispose d’ailleurs de contretype lui permettant de vérifier à l’œil la conformité de la production en cours. Pas de droit à l’erreur tant le pouvoir colorant de certains pigments est puissant et les attentes des artistes, industriels et maçons nombreuses. Car ce sont eux les principaux clients. « Seul, un pigment ne sert à rien… Il faut toujours lui associer une colle ou un liant pour le faire tenir sur un support. » Ici, de la chaux ou de l’huile de lin. Là, de l’œuf ou de la bière par exemple. Connaître l’ensemble de ces diverses techniques s’impose pour échanger avec leurs utilisateurs qu’ils soient artistes-peintres ou artisans-restaurateurs. Dans ce dernier domaine, Le Moulin à Couleurs se pose là. Sont passés par lui l’abbaye du Mont-Saint-Michel, la place Ducale de Charleville-Mézières, le familistère de Guise… et demain peut-être la cathédrale Notre-Dame de Paris. Une nouvelle consécration.