PAROLE DONNÉE

LAURENT PETIT

À la tête du Clos des Sens, Martine et Laurent Petit n’ont eu de cesse depuis 28 ans de faire grandir ce lieu magique. Aujourd’hui, cette maison auréolée de trois étoiles au Guide Michelin et installée à Annecy-le-Vieux s’est indéniablement hissée parmi les plus beaux écrins gastronomiques de l’Hexagone.

TEXTE  LESLIE GOGOIS | PHOTO PHILIPPE VAURÈS SANTAMARIA

Quelles sont les attentes lorsque nous franchissons les portes d’une maison triplement étoilée ? De vivre une expérience unique, d’être transporté dans un univers, une histoire à laquelle pleinement adhérer. Le Clos des Sens en est la parfaite incarnation. La décoration façonnée de matières brutes – bois, osier, raku –, la présence d’artisans et d’artistes à travers des œuvres disséminées çà et là, le jardin potager, véritable poumon de la cuisine… Toute cette atmosphère à la fois si réussie et singulière fait parfaitement écho à de sublimes assiettes axées sur le végétal. Rencontre avec Laurent Petit.

Comment décririez-vous l’ADN de la cuisine du Clos des Sens ? 

J’aime m’exprimer à travers des produits tels qu’une betterave, un oignon, une racine d’endive… Des légumes connus de tous, pour lesquels je vais chercher la mémoire collective et individuelle. Je les mets en scène dans des plats qui sont toujours lisibles car j’apprécie cette transparence, telle une certaine forme de simplicité. Je plébiscite une cuisine vivante dans laquelle on sent le geste qui a élaboré l’assiette. Et je prends encore plus de plaisir depuis ma 3ème étoile…

Justement, selon vous, que vient récompenser une troisième étoile… 

Je dirais le relief, l’aspérité, la personnalité. Pour moi, la 3ème étoile récompense tout, sauf la perfection ! Je pense aussi que le Michelin a aimé notre histoire, plus de 25 ans d’une maison, tenue par un couple.

L’aventure du Clos des Sens a effectivement été menée par Martine, votre épouse, et vous. Comment vous êtes-vous rencontrés ? 

Nous sommes installés depuis 28 ans à Annecy. Avec Martine, nous nous sommes rencontrés à Serre-Chevalier lors d’une réunion professionnelle. Elle tenait une crêperie qui servait aussi des spécialités de montagnes, tandis que j’étais associé dans un restaurant gastronomique. Martine, qui avait déjà vécu 10 ans à Annecy et connaissait donc bien la ville, m’a proposé que nous nous y installions. Et c’est ainsi que le Clos des Sens a vu le jour… Nous sommes ensemble depuis 30 ans.

Vous évoquez souvent la simplexité pour décrire votre cuisine. Comment définiriez-vous ce mot ? 

La simplexité est la fusion entre complexité et simplicité. J’adore cette idée, c’est exactement ça, la cuisine pour moi. Quand une assiette arrive, elle doit être d’une lisibilité totale : si j’envoie « une envolée de champignons », le champignon est immédiatement perceptible. Ainsi, nous sommes « gustativement gagnant », car le cerveau se met en route dans la tête du dégustateur. Mais avant d’arriver à ce résultat qui a l’air simple visuellement, il aura fallu des cuissons longues, des assaisonnements pertinents, des tailles différentes pour les ingrédients et donc une complexité technique. Et surtout il faut que nos légumes soient quotidiennement ramassés dans notre jardin ou livrés par nos maraîchers. Si les produits sont de la veille, nous ne pouvons plus servir cette salade qui ne marche qu’avec des champignons extra-frais, tranchés finement… Notre premier combat avec Franck Derouet, mon chef exécutif, est d’obtenir ces produits frais, tous les jours ! Nous avons tous les deux la même vision de la cuisine. Depuis 10 ans, nous entretenons une collaboration étroite qui fait que nous nous comprenons en un rien de temps.

Vous avez de vrais partis pris à la carte du Clos des Sens : des produits locavores et pas de viande, racontez-nous… 

Effectivement, nous ne servons plus de viandes au Clos des Sens, sauf parfois de façon subtile à travers un jus de viande ou un condiment, tel que des grattons de canard. J’ai pris ce parti radical il y a 5 ans en m’affranchissant de tous les produits nobles. J’ai arrêté de servir des coquilles Saint-Jacques d’Erquy, des langoustines de Loctudy… Le pari était osé en en 2015 de lâcher ces ingrédients qui sont souvent incontournables dans une table étoilée, certains m’ont traité de fou. Au final, il m’aura fallu 20 ans pour rencontrer les hommes de mon terroir, travailler les poissons du lac d’Annecy, sourcer des produits de qualité autour de moi. Au fil des années, je me suis mis en quelque sorte à « zoomer » de plus en plus sur les producteurs locaux. 

Une autre originalité du Clos des Sens est de servir les amuse-bouche un à un et non tous en même temps, comme on le voit souvent ailleurs… 

Lorsque 4 ou 5 amuse-bouche sont servis en même temps aux clients, il leur est difficile de retenir les informations délivrées par les serveurs. Ils risquent surtout de tout oublier. En les apportant un à un, ils ont le temps de déguster, de découvrir les recettes sans que leur cerveau ne soit troublé. Il convient de rappeler qu’il y a autant de réflexion pour un amuse-bouche que pour un plat, pour une mignardise que pour un dessert. Un autre élément primordial à mon sens : j’ai longtemps cru qu’il fallait commencer avec des saveurs douces pour habituer progressivement les papilles des clients. Or, je sais maintenant qu’il vaut mieux démarrer par un amuse-bouche doté d’une forte puissance aromatique. Nous sommes notés, évalués par des gens qui passent leur vie au restaurant et qui ont un palais incroyable. Ces critiques se feront toujours dans un référentiel par rapport à ce qu’ils ont mangé la veille ou ce qu’ils mangeront le lendemain. À nous de faire en sorte de marquer les esprits dès la première bouchée servie à table… 

Comment créez-vous vos plats ? 

Avant tout, il faut s’affranchir de l’esthétique du dressage : un plat ne doit pas être cérébral, le goût primant toujours sur le reste. Lorsque je pense un plat, je cherche à associer deux mots : proximité et saison. Derrière le terme proximité, je pense à la fois proximité intellectuelle et géographique. Ensuite, la sauce est un élément déterminant dans une assiette : c’est elle qui emballe le palais, apporte la gourmandise. Prenons l’exemple de notre tarte au chou et féra fumée : le lien entre ces deux éléments est la sauce montée au beurre et agrémentée d’œufs de féra fumée.

Justement d’où est venue l’idée de cette tarte ?

Le cheminement de ce plat est lié à la saisonnalité, à ce que nous offre la nature. Je suis parti de ce constat : c’est au même moment de l’année que notre jardin est plein de choux et que la pêche à la féra est sur le point de fermer. En cherchant un moyen de conserver ce poisson de lac dans nos menus, j’ai donc eu l’idée de le fumer au bois de hêtre directement dans notre fumoir au jardin. En transformant le poisson frais en condiment, je pouvais alors le conserver dans un plat. Et lorsque nous recevions ces féras, elles étaient pleines de petits œufs, que nous avons salés, puis goûtés et qui sont devenus la base de notre sauce. L’association chou, féra fumée et œufs de féra devenait naturelle, cohérente…

Il s’agit d’une tarte au chou conçue tel un millefeuille… 

Exactement. Les feuilles de choux sont juste blanchies, séchées et montées en millefeuille, sans farce pour lier. Au fond de la tarte, nous disposons des feuilles de chou braisées, presque brûlées pour rappeler des notes réconfortantes de choucroute. D’ailleurs, la féra fumée remplace, en quelque sorte, le lard…

Vous servez aussi une soupe de poissons de lac avec du chou colrave. D’où est venue cette association ? 

J’ai revisité la traditionnelle soupe de poissons en utilisant uniquement des poissons de lac. L’odeur du chou est fusionnelle avec celle des poissons, il paraissait naturel de combiner ces ingrédients. J’associe le tout à du safran de Salagine, produit par un passionné à 10 kilomètres du Clos des Sens.

Parlez-nous de l’assiette que vous utilisez pour servir votre fameuse envolée de champignons… 

Il s’agit de bois de hêtre dit « échauffé ». En fait, un champignon s’est infiltré dans le tronc, provoquant l’apparition de rainures noires sur l’assiette. Le bois devient alors invendable par les bûcherons en raison de ce défaut. Et c’est un artisan installé dans les Bauges qui transforme ce bois singulier en art de la table. 

Un de vos desserts-phare conjugue de façon réussie, fenouil et estragon. Pourquoi ce mariage original ? 

Ce que nous avons cherché avec Adrien et Max, mes chefs pâtissiers ? Apporter à nos clients un shoot d’estragon. Un concentré frais et aromatique en bouche. Le fenouil est là aussi pour le goût, mais surtout pour le croquant qu’il apporte. Ce dessert est la continuité d’un dessert que je réalisais il y a 20 ans déjà.

Vous servez un dessert au parfum de café sans café…  Comment le réalisez-vous ?

Nous préparons notre propre chicorée à base de racines d’endives. Lorsque c’est la pleine saison, nous taillons les racines en petits morceaux, les mettons à sécher avant de les utiliser en infusion ou décoction. Nous associons une meringue très torréfiée avec un siphon et un granité de chicorée. Ces amers m’intéressent, ils permettent d’obtenir un dessert peu sucré. Il est devenu un incontournable de notre carte.

Comment concevez-vous vos assaisonnements ? 

J’assaisonne à deux reprises : au départ, les ingrédients à cru et à la fin, au moment de l’envoi. J’utilise souvent le poivre de Sichuan que nous cultivons dans notre jardin grâce à Lionel Perron (cf. page 24). Nous l’avons justement récolté ce matin-même, toute l’équipe est allée dans le jardin. Nous le mettons ensuite à sécher avant de le broyer au dernier moment. J’apprécie son côté très floral.

Vous utilisez aussi de nombreuses fleurs d’aromates cultivées dans votre propre jardin. Qu’apportent-elles ? 

J’adore les fleurs d’aromates car elles sont la quintessence même de l’aromate. Prenez une fleur de sauge ananas, elle sera encore plus forte au niveau gustatif que les feuilles de sauge… Je cherche cette puissance aromatique. En revanche, je déteste les fleurs alimentaires vendues par la grande distribution.

Quelle cuisson préconisez-vous pour les poissons ? 

Le plus souvent, nous les cuisons doucement à la salamandre électrique qui offre une chauffe très régulière. La cuisson est parfaite lorsque la peau se détache facilement. Il nous arrive aussi de les cuire au barbecue ou alors en immersion totale dans un bain d’huile de pépins de raisin.

Parlez-nous de l’aventure de la Brasserie Brunet… 

En 2005, nous avons ouvert Le Contre-sens, notre 2ème affaire, à deux pas de la gare. On y servait une cuisine tendance, branchée qui m’a sûrement fait grandir en gastronomie. En effet, je pouvais y assouvir mes envies d’être « à la mode » et ainsi, la cuisine gastronomique que je servais au Clos des Sens s’affranchissait justement de toute mode culinaire. D’ailleurs, deux ans après l’ouverture, en 2007, nous avons décroché la 2ème étoile pour le Clos des Sens et un Bib gourmand pour Contre-Sens. En 2018, nous avons fait évoluer cette 2ème adresse et l’avons transformée en Brasserie Brunet avec l’envie de proposer un lieu traditionnel, intemporel faisant la part belle aux produits de qualité.

La majorité des produits servis à la Brasserie Brunet est désormais sourcée dans un rayon de moins de 100 kilomètres… 

Absolument. Avec Nicolas Guignard, le chef de la brasserie et également mon associé, nous avons sélectionné des producteurs locaux et passionnés. Comme par exemple Marie-Jo Lavorel, éleveuse de volailles depuis plus de 30 ans aux Olières, petit hameau à 10 minutes d’ici ou encore Vincent Coly et Maxime Birot pour les poissons de pêche sauvage du Lac Léman. Quant à nos myrtilles, elles sont ramassées en saison par Louis Ferber, cueilleur sur le plateau des Bornes. Notre envie ? Concevoir la brasserie de demain qui implique un vrai travail en salle : le client doit choisir sur le menu entre le cochon, la volaille, la truite, sans que rien d’autre ne soit précisé. Ainsi, chaque jour, les recettes évoluent et c’est ensuite aux serveurs d’annoncer et raconter les plats. Nous achetons les pièces entières, cochon ou bœuf par exemple, ce qui implique que nos cuisiniers soient aussi des bouchers. Nous avons d’ailleurs installé une nouvelle chambre froide pour mettre tous les quartiers de nos bêtes… Voilà la brasserie de demain selon moi.

Vous n’avez pas pris le même parti qu’au Clos des Sens, puisqu’à la Brasserie Brunet, vous servez de la viande… 

Depuis des années, je prônais que nous n’étions pas une région à viandes. Au Clos des Sens, je travaillais uniquement avec trois pêcheurs et plusieurs maraîchers. J’ai profité de la crise de la COVID pour mener un grand travail de sourcing. En partant à la rencontre des éleveurs, j’ai découvert des passionnés qui font un travail fantastique que nous mettons en avant dans notre brasserie.

Pouvez-vous nous parler du café Brunet en quelques mots… 

En 2008, nous avons ouvert notre 3e affaire, le Café Brunet. Le nom existait déjà, il s’agissait du café sur la place du village d’Annecy-le-Vieux, non loin du Clos des Sens. Installé dans une maison de pays du xviiie siècle, ce restaurant sert une cuisine conviviale, généreuse.

« Plat signature », que penser de cette expression ? 

Avant de décrocher la 3ème étoile, je créais des plats très forts visuellement, ils étaient souvent dans la démonstration et devenaient ces fameux plats signatures. Comme ma tartiflette déstructurée ou notre dessert qu’on appelait bataille de boules de neige. L’effet visuel était garanti et quelque part, il primait sur le gustatif. J’ai alors pris un tournant très fort en décidant d’arrêter ces plats pour m’orienter vers des créations axées sur le goût, comme notre fameuse envolée de champignons devenue un plat iconique de la carte. Cette expression de « plat signature » peut devenir piégeuse car elle risque de nous enfermer dans un systématisme.

L’année 2000 est marquante pour Martine et vous, car elle marque l’arrivée de votre première étoile au Guide Michelin. Les étoiles étaient le rêve de votre vie ? 

Cette première étoile fut probablement la plus belle, car elle était une revanche sur la vie, elle me prouvait que j’étais un cuisinier respectable. Depuis toujours, je rêvais de cette étoile. La 2e m’a fait rentrer dans la cour de chefs que j’admirais tant quand j’étais enfant. Une expérience incroyable. Quant à la 3e, nous avons pleuré comme des gosses avec Martine. Cette étoile représente vraiment l’alchimie de nous deux, l’alliance de sa pugnacité et de mon côté « peur de rien ».