PAROLE DONNÉE

LA GASTRONOMIE AU SOMMET AVEC EMMANUEL RENAUT

Emmanuel Renaut, à la tête des Flocons de sel à Megève, nous a ouvert les portes de ses cuisines avec une simplicité́ et une générosité́ rarissimes. Nous avons pu découvrir les coulisses de cette belle maison, auréolée de trois étoiles Michelin depuis 2012. Rencontre avec ce chef surdoué qui fait rimer gastronomie avec délicatesse.

Texte Leslie Gogois | Photo Philippe Vaurès Santamaria

PAROLE DONNÉE

LA GASTRONOMIE AU SOMMET AVEC EMMANUEL RENAUT

Emmanuel Renaut, à la tête des Flocons de sel à Megève, nous a ouvert les portes de ses cuisines avec une simplicité́ et une générosité́ rarissimes. Nous avons pu découvrir les coulisses de cette belle maison, auréolée de trois étoiles Michelin depuis 2012. Rencontre avec ce chef surdoué qui fait rimer gastronomie avec délicatesse.

Texte Leslie Gogois | Photo Philippe Vaurès Santamaria

« Je suis toujours là, à tous les services », déclare Emmanuel Renaut tout de go. Et ce n’est pas une image. Rares, en effet, sont les chefs qui veillent autant à chaque détail. Il a un œil sur tout : la cuisson des oignons, le petit-déjeuner pour quatre personnes qui part en salle, la réalisation des gnocchis. Non loin de là, Nadine Vincent et Pieter Riedijk, ses deux seconds, s’affairent à la mise en place du gâteau de topinambours, une des grandes spécialités des Flocons de sel… Quelques minutes plus tard, voilà le chef au téléphone avec un de ses fournisseurs « Tu as des vacherins d’Abondance ? Comment sont-ils ? Tu sais que je les veux très crémeux… » À peine a-t-il raccroché que la journée se poursuit à une cadence effrénée. La fin du déjeuner frôle la fin d’après-midi en ce 5 décembre, jour de réouverture du restaurant après trois semaines de fermeture annuelle. Et le service du soir se lance déjà. Le ballet est parfaitement huilé. Dans cette maison, nul besoin de rodage apparemment : nous avons l’impression que l’établissement n’a jamais fermé, tant les gestes sont précis, les habitudes déjà prises et les dressages d’une précision unique. La brigade, 23 personnes au total en comptant les 4 plongeurs, joue une partition harmonieuse dans une ambiance étonnamment sereine.

Trois étoiles Michelin, MOF cuisine en 2004, Cuisinier de l’année en 2012, Chevalier de la Légion d’honneur depuis quelques jours… Mais qu’est-ce qui fait la différence chez ce chef unanimement acclamé ? Toute une série de choses bien pensées, mais avant tout un recentrage sur l’essentiel : « Il faut manger chaud, c’est la première règle », nous explique Emmanuel Renaut. Sa réponse nous désarme, évidemment que les assiettes se doivent d’être chaudes… « Oui, sauf que dans de nombreux restaurants étoilés, les dressages sont magnifiques mais les plats sont servis froids. Ça me dépasse », poursuit-il. « Finalement, la gastronomie, n’est-ce pas simplement préserver le goût, servir chaud avec une cuisson juste ? Je veux offrir une cuisine très technique mais que la technique disparaisse naturellement, au profit de l’émotion. Avec la grande cuisine, tout est une histoire de détails ».

Le lendemain, nous retrouvons le chef pour un éternel recommencement de perfection. « Avec mon épouse Kristine, nous cherchons à ce que nos clients se sentent comme à la maison », déclare-t-il. Mission réussie pour ce lieu généreux où luxe discret et élégance bien sentie sont de mise. Cet écrin montagnard est un véritable havre de paix qui a su séduire de nombreux habitués ; comme ce couple qui vient quatre fois par an et ne mange jamais de viandes, ni de poissons, uniquement des légumes. Ici, tout est enregistré : les allergies des clients, ce qu’ils ont goûté la fois précédente, leurs coups de cœur afin de leur offrir un service sur mesure. Bruits de cuisine : « 9 caviars, on est prêts ? ». « Oui chef », répond une voix de l’autre côté de la cuisine. « Ce n’est pas réclamé » enchaîne le chef. « Il y a combien de brochets au chaud ? ». « Zéro », lui répond-il. « Mettez-en 6 »… Au cours du service, l’ajustement est perpétuel afin que le rythme à table soit parfait pour les clients. Le chef suit tout ce qui se passe en salle grâce à des caméras, tandis qu’il peaufine chaque assiette au passe. Aucune ne partira sans qu’il ne l’ait validée. À la table 7, une dame vient de se lever, la suite du service est suspendue… Pendant ce temps, une tarte aux pommes est mise à cuire pendant le service pour que de bons clients repartent avec une petite douceur. Décidément, rien n’est laissé au hasard.

Pensez-vous avoir une cuisine dans l’air du temps ?

Je me méfie des modes en cuisine. Aujourd’hui, il faut que les assiettes ressemblent à des jardins, c’est la tendance… Alors tout le monde se met à en faire. Idem pour certains ingrédients dans l’air du temps, comme l’encre de seiche et le bœuf wagyu ou encore les agrumes, avec notamment le yuzu, il y a quelques années. Vous ne verrez jamais ces produits dans ma cuisine. Je n’ai pas envie de les travailler, ils sont loin de moi, ne m’intéressent pas.

Plusieurs plats de la carte sont fumés, est-ce un goût qui vous inspire?

J’ai beaucoup travaillé sur le foin, le fumé. Cela fait longtemps que j’intègre ce goût de montagne dans ma cuisine. Aujourd’hui, de nombreux restaurants s’y sont mis ; je suis heureux d’avoir insufflé la montagne à la ville…

Quels sont vos produits de prédilection ?

En hiver, j’aime cuisiner la polenta car spontanément, on pense au côté roboratif alors que c’est un ingrédient délicat. J’utilise de la polenta fine que je cuis pendant trois heures à feu doux dans du lait parfumé à la sauge, au genièvre ou dans du lait fumé. Je cuisine aussi beaucoup le topinambour, un légume goûteux, que je sers en soupe ou en gâteau. Je l’associe souvent à l’artichaut ou au café, deux alliances qui fonctionnent bien.

Que retenez-vous de vos sept années passées chez Marc Veyrat ?

J’y suis allé avant tout pour la montagne car j’ai toujours été passionné de nature ; j’aime me balader, skier, ramasser des plantes… Quand je suis arrivé en 1989, Marc Veyrat commençait tout juste à être médiatisé. Ensemble, nous avons entrepris un grand travail de recherche sur les plantes, aidés par François Couplan. Nous voulions faire évoluer la cuisine de montagne, qu’elle se rapproche de ses racines, lui trouver une identité… Car il y a 25 ans, cette dernière n’était pas encore hissée au rang de haute gastronomie : on mangeait le même menu à Marseille que dans les Alpes et les clients commandaient un foie gras ou un pavé de bar. À l’époque, les codes étaient les mêmes dans tous les restaurants gastronomiques.

C’est justement ce que vous avez voulu changer en ouvrant les Flocons de sel ?

Oui, dès le départ, j’ai voulu proposer une cuisine identitaire, proche de cette région, les Alpes, au même titre que ce qu’avaient déjà réalisé d’autres chefs tels que Roellinger, Bras ou encore Marcon. Au bout de quelques années, ma démarche est devenue radicale : par exemple, quand la pêche du lac reprend, je ne mets plus de poissons de mer à la carte.

Justement parlons des poissons de lac. Vous travaillez avec le pêcheur Éric Jacquier ?

Il y a quelques années, j’appelle Éric dont j’avais récupéré le numéro auprès de Michel Rostang. Je lui dis que je veux travailler avec lui et il me répond de l’accompagner à la pêche. Dès le lendemain, après le service, je pars le retrouver à 3 heures du matin sur le lac pour assister à la pêche. Une rencontre fantastique : je découvre sa philosophie, son savoir-faire. Et j’ai aimé sa démarche de me faire venir… Depuis, il est devenu un véritable ami. J’essaie d’envoyer tous les membres de ma brigade au moins une fois avec lui, pour qu’ils découvrent d’où viennent les produits que nous servons à nos clients. Je les emmène aussi ramasser des herbes, des fleurs, des champignons.

Quels poissons de lac servez-vous ?

Brochet, lotte, truite, omble chevalier, féra, perche, écrevisse, ablette, gardon… La diversité est là ! Je les cuisine crus, fumés, cuits, j’utilise même les œufs d’omble et de féra… Chaque année, j’attends la réouverture de  la pêche, en janvier, avec impatience.

Qu’est-ce que les pêches exceptionnelles ?

En décembre, lorsque la pêche est interdite pour favoriser la reproduction des poissons, il y a quelques dates de pêches autorisées. Elles ont lieu pour équilibrer les naissances : en effet, lors de ces pêches, les œufs sont récupérés, mis en couveuse, puis les alevins sont remis dans le lac au printemps suivant. Ainsi, j’ai parfois quelques poissons de lac à la carte hors de la saison de pêche…

Selon vous, comment réussir un assaisonnement ?

À la montagne, les produits sont très délicats. Ils doivent donc être accompagnés d’un assaisonnement doux, léger car l’essentiel est perdu rapidement. La féra, à la différence du rouget par exemple, ne supporte pas d’être accompagnée de goûts puissants, ses parfums sont trop subtils. Je réalise souvent des infusions courtes – avec beaucoup de produits mais qui durent peu de temps – afin de capter rapidement les arômes, sans retenir ce qui est négatif.

Qu’est-ce qu’un plat réussi ?

Ce que j’aime avant tout ? Quand un plat apporte une « excitation », comme une touche de raifort dans un bouillon de légumes, quelques gouttes de vinaigre pour rehausser un sabayon ou un trait de Campari pour apporter de l’amertume à des écrevisses… L’amer m’inspire beaucoup ; c’est pourquoi, j’aime la gentiane, au goût terreux, amer. Un plat réussi, c’est l’inverse d’un plat linéaire.

Justement, comment préparez-vous l’eau de gentiane ?

Je verse dans un verre glacé de la liqueur de gentiane que je vide ensuite. Il suffit d’ajouter de l’eau gazeuse et de déguster ; la liqueur n’est plus là mais le goût légèrement amer est resté.

Vous préparez aussi de l’eau de bois ?

En effet, lors d’un voyage à Hokkaido, il y a 20 ans, j’avais goûté de l’eau de bois réalisée en infusion, comme un thé. Pendant des années, je ne l’ai pas utilisée, puis c’est revenu naturellement.

Quelles cuissons privilégiez-vous ?

Les cuissons à la braise de sapin, ou avec des infusions de foin, de pommes de pin ou encore de genièvre m’inspirent particulièrement. En revanche, je suis contre les cuissons sous vide pour les viandes rouges, j’aime la tradition. Alors certes, avec la cuisson sous vide, on obtient une régularité de cuisson imbattable, mais on perd la jutosité d’une belle cuisson à la poêle.

Quand changez-vous la carte?

Ma carte ne change pas, elle évolue selon l’arrivée et le départ des produits. Elle se calque sur les saisons… Là, je viens par exemple de mettre un cardon servi simplement cuit à la vapeur avec des feuilles de moutarde et un jus d’herbes. Ce plat était prévu dans ma tête depuis plusieurs mois mais j’attendais la saison du cardon pour le tester.

Vous servez le caviar avec un glaçon aromatisé au citron et à la vodka, comment le réalisez- vous ?

Il y a deux techniques : soit avec une plancha négative, soit en moulant l’eau de source aromatisée dans des cercles. L’été, je propose des glaçons à la tomate, à la fraise ou à l’abricot ; ils sont là pour donner un coup de fouet aux plats.

Parlez-nous des gnocchis de panais à la betterave, actuellement à la carte ?

Dans ce plat, c’est le bouillon qui compte, je le parfume au raifort pour apporter une note piquante. Les gnocchis sont ici en tant que garniture du bouillon. Vous ne trouverez pas de piment, ni de gingembre dans ma cuisine pour ne pas nuire au plat suivant. En revanche, je mets des points de vinaigre de sarriette dans le fond de l’assiette pour apporter un trait d’acidité. L’été, je propose une version avec des petits pois et des fleurs de sureau, l’un de mes produits préférés.

Comment préparez-vous les jaunes d’œufs séchés ?

L’œuf entier est fumé pendant 3 à 4 heures dans mon fumoir, je récupère ensuite le jaune qui est cuit dans une saumure de sel et de purée de légumes – carotte, salsifis ou topinambours – pendant 8 heures, car si on ne mettait que du sel, il attaquerait le jaune d’œuf. Ce dernier est ensuite rincé à l’eau, puis séché avec un déshydrateur avant d’être râpé à la Microplane.

Comment accommodez-vous le chevreuil ?

J’aime déposer quelques feuilles d’oxalis, la nourriture du chevreuil, au tout dernier moment avant d’envoyer le plat. Elle apporte une touche d’acidité qui me plaît. La meilleure, c’est l’oxalis de fin de cycle, comme en ce moment, toute en puissance.

Quelle cuisine vous touche ?

J’aime toutes les cuisines mais celle qui m’importe, c’est celle qui n’a pas été faite par un autre chef avant. Dans mes assiettes, je cherche à être à la fois brut et délicat, rustique et doux, c’est-à-dire à créer des recettes subtiles mais sans détour, ni fioritures.

Les Flocons de sel, une table « remarquable qui vaut le voyage »

« Avant d’être cuisinier, je savais que j’allais vivre à la montagne. Quand j’ai voulu m’installer, j’ai cherché un établissement autour du mont Blanc… » Le hasard emmène Emmanuel Renaut à Megève où ce dernier achète une pizzeria au cœur du village, en novembre 1997. Un mois plus tard, après un coup de peinture et quelques travaux, il ouvre les Flocons de sel avec sa femme Kristine. « Nous nous sommes rencontrés en 1997 au Claridge à Londres. Depuis, elle a toujours été l’âme de nos maisons », nous raconte-t-il. Les débuts sont intenses : « Nous faisions la lessive et le repassage, la nuit. Au départ, nous n’avions même pas de nappes ; c’est Nano, le patron de la Sauvageonne qui nous les a prêtées afin que nous ouvrions à temps pour la saison » poursuit-il. L’aventure continue : en 2008, après un an de travaux, les nouveaux Flocons de sel ouvrent en lieu et place de l’ancienne Auberge du Grenant, à 10 minutes en voiture du centre de Megève, dans un lieu enchanteur. 2 000 m2 de plancher pour accueillir une table gastronomique, 9 chambres d’un raffinement ultime et un spa. Quant au premier restaurant, il est transformé en Flocons Village, un bistrot montagnard qui ne désemplit pas. Sa passion pour la montagne et la nature pousse même Emmanuel Renaut, sportif accompli, à sponsoriser Thomas Fanara, skieur alpin, ayant décroché une 2e place au géant de Val-d’Isère en décembre 2013, lors de la Coupe du Monde.