PAROLE DONNÉE

Marc Haeberlin, icône de la gastronomie française

D’un simple bistrot de village servant des matelotes de poissons, des civets et de la friture, l’Auberge de l’Ill, en Alsace, s’est hissée au rang d’institution gastronomique. Une maison familiale sur laquelle brillent trois étoiles au Guide Michelin depuis 51 ans. Marc Haeberlin, aidé par sa sœur Danielle en salle, règne sur ce lieu unique en France qui réussit à faire le grand écart entre tradition absolue et créativité sans cesse renouvelée

TEXTE LESLIE GOGOIS I PHOTO PHILIPPE VAURÈS SANTAMARIA

PAROLE DONNÉE

Marc Haeberlin, icône de la gastronomie française

LD’un simple bistrot de village servant des matelotes de poissons, des civets et de la friture, l’Auberge de l’Ill, en Alsace, s’est hissée au rang d’institution gastronomique.

TEXTE LESLIE GOGOIS I PHOTO PHILIPPE VAURÈS SANTAMARIA

« Prenez votre temps pour la photo. Notre soufflé ne retombera pas, il a des bretelles intégrées », nous glisse Marc Haeberlin dans un sourire malicieux. Ce chef est unique en son genre : toujours un bon mot, un sens de l’accueil hors du commun, une foule de souvenirs tous plus réjouissants les uns que les autres nous faisant plonger dans le passé de l’Auberge de l’Ill, extraordinaire maison familiale auréolée de trois étoiles au Guide Michelin depuis 51 ans. À Illhaeusern, ce n’est plus un restaurant, mais une institution. De ces lieux où sont servis des plats intemporels, devenus iconiques avec le temps. Tout amateur de gastronomie se doit d’être allé dans deux auberges dans sa vie. L’Auberge du Pont de Collonges de Paul Bocuse, le pape de la gastronomie française disparu en janvier dernier, et celle de l’Ill créée par la famille Haeberlin. Deux familles d’ailleurs très proches, comme nous le rappelle Marc Haeberlin : « Les coups de fil de Monsieur Paul me manquent particulièrement. Il appelait souvent à l’Auberge, le matin, à 8 h 15 précises, avant d’ensuite téléphoner à Santini à 10 h. Et il me disait à chaque fois en riant : l’Italien, il dort encore, donc j’appelle d’abord ici. Avant de me donner de ses nouvelles… ». Mais n’allez surtout pas croire que ce lieu, créé par l’arrière-arrière-grandpère de Marc Haeberlin et proposant une cuisine gastronomique depuis 50 ans, est pour autant désuet ou poussiéreux. Tant s’en faut ! Toute la décoration du restaurant a été récemment repensée avec un talent fou par Patrick Jouin, designer et ami de Marc Haeberlin. Des notes de modernité, de bois brut se marient au charme de cette ancienne auberge installée au bord de l’Ill. Rivière, saules pleureurs et ponton en bois, tout est là pour l’image d’Épinal, mais sans oublier des touches contemporaines qui font du bien… Quant aux recettes, celles de toujours, comme la mousseline de grenouilles ou le saumon soufflé, côtoient des créations plus récentes. Une oscillation permanente entre tradition et modernité. Une alchimie réussie.

En plus d’être un chef émérite, respecté et apprécié comme rarement dans le paysage gastronomique, Marc Haeberlin est un puits d’anecdotes. Comme celle qu’il nous raconte de Monsieur Peugeot. Ce dernier, qui aimait chasser dans la région, arrivait à l’Auberge dans les années 1920 au volant d’une des premières Peugeot. « À l’époque, les clients venaient déjà d’assez loin pour goûter la matelote de poissons et les tartes aux fruits de ma grand-mère » raconte Marc Haeberlin. Le tournant gastronomique a été pris dans les années 50 par son père Paul, en cuisine, et son oncle Jean-Pierre, en salle. « Dès l’âge de 10 ans, je donnais des coups de main en cuisine… Je vidais les poissons, j’épluchais les légumes. Maman s’occupait de la pâtisserie. Même après avoir eu la première étoile en 1952, nous servions des plats simples » se rappelle Marc Haeberlin. Sa formation, il la démarre avec l’école hôtelière de Strasbourg et des stages chez les Troisgros, maison familiale tout aussi célèbre. « En étant embauché au Domaine de Châteauneuf à Nans-les-Pins, j’ai découvert le monde de la salle. C’est là que j’ai vraiment compris que ce n’était pas fait pour moi, que je voulais être en cuisine pour produire quelque chose en y mettant mon cœur » se souvient Marc Haeberlin. Ses expériences suivantes font rêver : le jeune commis enchaîne Troisgros, Bocuse, Lasserre. « Je me rappelle que Jean Troisgros, qui revenait alors du Japon, avait préparé un bar cru, mariné aux herbes et un saumon à l’oseille rosé à coeur. Je n’avais jamais vu ça, je n’y comprenais rien. On se demandait tous : ce saumon, il est cuit ou pas ? À l’époque, il faut rappeler que tous les poissons étaient servis trop cuits. » Il reste ensuite un an chez Paul Bocuse : « Monsieur Paul était déjà très médiatique, je voyais des journalistes du monde entier débarquer dans son restaurant. Cet homme m’a tout de suite impressionné, son charisme, sa façon de diriger la maison, ses plats mythiques comme le loup en croûte ou la soupe VGE… » poursuit-il. Dernière étape : Lasserre, le symbole même de la grande table parisienne. « Nous étions 25 en cuisine. Une si grande brigade, ce n’était pas courant. Monsieur Lasserre gérait cette maison d’une main de maître, il avait l’art de faire une belle salle, il accueillait les clients avec aisance, savait qui était qui… C’était la grande époque de Claude Terrail à la Tour d’Argent, Louis Vaudable chez Maxim’s et lui chez Lasserre ». Après son service militaire passé au service du ministre de la Défense et quelques stages de pâtisserie chez Lenôtre, Marc Haeberlin revient au bercail en 1976. Il débute alors en tant que commis, auprès de son père, avant de passer chef de partie et de gravir chaquechelon. « Papa était quelqu’un de très doux, il m’a toujours soutenu. Il était facile de travailler à ses côtés. Même quand certains de mes plats paraissaient trop modernes, il me laissait faire. »

L’Auberge de l’Ill est une maison familiale au sens propre du terme…
Effectivement ! Danielle, ma soeur dirige la salle. Mon beau-frère, quant à lui, a construit l’Hôtel des Berges qui jouxte le restaurant il y a 25 ans, et depuis mon neveu, Édouard, s’en occupe. Ma fille Lætitia est à la caisse au restaurant, ma nièce à la réception. Maxime, le fils de mon épouse Isabelle, gère les Haras, ma brasserie à Strasbourg. Nous aimons cette ambiance familiale.

Et vos deux chefs, Jean Winter et Jean- Paul Boestens, sont à vos côtés depuis de nombreuses années…
Effectivement, depuis plus de 20 ans pour les deux ! Jean s’occupe des poissons et Jean-Paul de la viande. Ils sont tous les deux entrés comme commis de cuisine. Dans notre maison, on commence toujours commis et on gravit les échelons… Je suis pour la promotion interne, c’est ainsi qu’on acquiert l’âme de la maison, qu’on s’adapte à l’histoire et à l’état d’esprit du lieu. Jean et Jean-Paul sont deux pièces maîtresses de l’Auberge.

Et du côté de la pâtisserie ?
Notre équipe de pâtisserie est très performante aussi. Il y a Christophe Fischer, Francis Bellicam, Didier Fischesser et Titouan Claudet. Nous avons là encore des desserts traditionnels de l’Auberge tels que la pêche pochée servie avec un sabayon de hampagne, comme des desserts beaucoup plus modernes et récents, tels que la truffe tout chocolat.

Parlez-nous de vos sommeliers…
Serge Dups est chez nous depuis 40 ans. Il a été élu Meilleur Sommelier du monde en 1989 et en ce moment même, il est au Japon pour un concours. Nous nous sommes connus lorsque je travaillais chez Lasserre et lui aussi. Depuis, nous ne nous sommes plus quittés. On est un vieux couple ! Son équipe composée d’Hervé Fleuriel, Frédéric Schaetzel et Julien Baudin est formidable. L’alliance mets et vin nous tient vraiment à coeur à l’Auberge. Un grand plat ne saurait vivre sans le bon vin qui l’accompagne…

Vous avez aussi une équipe en salle particulièrement proche des clients…
C’est ma soeur Danielle Baumann qui gère l’équipe en salle d’une façon formidable, avec Patrick Zuccolin, premier maître de salle, Laurent Schneider et Stéphane Laruelle. Le service en salle est déterminant dans une maison, c’est le contact direct avec les clients.

Quels sont vos produits de prédilection ?
J’aime les mariages heureux, comme la pomme de terre et la truffe noire. Le plus simple avec le plus haut de gamme. La pomme de terre peut être travaillée de tellement de façons différentes, c’est un produit que j’apprécie ; en plus, nous en avons beaucoup dans notre potager. Quant à la truffe noire, elle peut être consommée crue, mais cuite aussi ; je trouve qu’elle développe alors encore plus de parfums. Nous en mettons notamment dans notre feuilleté de pigeon, dans notre baeckeoffe. Chaque année, nous proposons aussi des truffes de beau calibre (45 grammes), cuites sous la cendre, puis mises en bocaux. Je préfère la truffe noire à la blanche dont on se lasse rapidement.

Quelles cuissons préconisez-vous ?
Celles qui respectent le produit. Les poissons doivent être servis moelleux, nacrés. Je n’aime pas trop les cuissons à basse température. Et pour moi, le dressage d’un plat est toujours secondaire, l’essentiel d’une recette vient de la cuisson et de l’assaisonnement.

Quelle est la clé d’un plat réussi ?
En mettant trop d’ingrédients dans un plat, vous le tuez. Trois ou quatre produits, c’est largement suffisant.

Votre célèbre terrine de foie gras d’oie est préparée avec un mélange d’épices. Pouvez-vous nous en dire plus ?
Nous utilisons un mélange secret de 15 épices différentes, additionné de sel, de sucre et de poivre. Olivier Roellinger est le seul à le connaître. Je ne vous en dirai pas plus… Ces plats « de toujours » sont particulièrement recherchés par les clients ? Nous avons  évidemment conservé les plats mythiques de la maison à la carte, que ce soit la terrine de foie gras, la mousseline de grenouille, la pêche pochée. Ils sont devenus les emblèmes de l’Auberge. Nous ne les avons quasiment pas retravaillés, ils ont juste été réduits en taille pour s’adapter aux portions actuelles, et les sauces ont été quelque peu allégées. Certains habitués nous redemandent les anciennes sauces, ces plats sont en quelque sorte devenus leur madeleine de Proust. Ils ne regardent même pas le menu…J’ai le sentiment que les gens reviennent de plus en plus aux traditions, aux racines de la cuisine française, préparée avec des sauces et des jus.

Quelques mots sur la mousseline de grenouille…
Selon moi, c’est un des grands plats de mon père, un de ses meilleurs. Son chef Édouard Weber, ancien cuisinier à la cour des Romanov, avait l’habitude de réaliser des mousselines avec des ragoûts de homard et de crevettes et de les servir en garniture de nos plats de poissons. Mon père a eu l’idée de préparer une mousseline avec des grenouilles…

Le koulibiac est aussi un plat qui plaît beaucoup. Pourquoi servir ce plat russe ?
Un client souhaitait un menu russe. Le koulibiac est un délicieux plat de poisson mais qui reste riche et lourd. Nous l’avons donc fait de façon plus allégée avec une sauce à la vodka et au citron vert, le tout accompagné d’un toast de caviar.

Vous mariez le homard à la betterave, un choix original…
Nous proposons cette recette depuis cet automne seulement. L’alliance homard et betterave fonctionne parfaitement bien, et comme nous avions beaucoup de betteraves dans notre potager, il est venu naturellement. La betterave est notamment travaillée comme un bortsch à la russe.

Le vacherin est un clin d’œil à votre grand-mère…
Oui, ma grand-mère Marthe réalisait des vacherins pour le restaurant. On a repris ce dessert traditionnel, qu’elle préparait à l’avance et congelait. Il est dorénavant dressé minute, avec une chantilly fraîche et onctueuse, une glace moelleuse.

Servez-vous encore des matelotes de poissons à l’Auberge, le grand classique de l’époque de vos grands-parents ?
Uniquement le vendredi saint ou sur commande. On sert alors de l’anguille, du sandre et de l’omble cuits dans une sauce au vin blanc et aux champignons avec des pâtes alsaciennes bien cuites et surtout pas al dente pour que la sauce imprègne bien les pâtes.

Cuisinez-vous souvent l’anguille ?
Oui, j’aime beaucoup l’anguille, typique de notre région. Mon grand-père, qui était à la fois pêcheur et agriculteur, pêchait les anguilles, les tuait et les vidait pour le restaurant.

Racontez-nous l’histoire de la pêche Haeberlin, un de vos desserts phares…
Ce dessert a été créé il y a une cinquantaine d’années. Au départ, nous l’appelions la Pêche Impératrice parce que ma grand-mère était très bonapartiste. Notre famille était alors très proche de Roger Mühl, artiste peintre. Et c’est son épouse qui, à l’époque, nous a dit « Appelez-la plutôt la pêche Haeberlin ». Et depuis, c’est resté. L’idée de ce plat a débuté avec l’envie de réaliser un sabayon froid, ce qui était assez novateur car le chef servait souvent des sabayons chauds à la fin du repas, juste avant le dessert.

La décoration du restaurant a été confiée à Patrick Jouin…
Dans le temps, c’était mon oncle, mon épouse, ma sœur et moi qui gérions la décoration. C’était un joyeux bric-à-brac. Puis Alain Ducasse m’a mis en relation avec Patrick Jouin qui a refait toute la décoration de l’Auberge pour les 50 ans des trois étoiles en 2017.

Vous avez aussi ouvert trois « Auberge de l’Ill » au Japon, racontez-nous…
C’est Monsieur Paul qui m’a encouragé à ouvrir des restaurants au Japon ; grâce à lui, j’ai rencontré Monsieur Hiramatsu et cette rencontre a été décisive… Le premier a vu le jour en 2007 à Nagoya, puis nous avons ouvert Tokyo et Sapporo. Nous retrouvons là-bas nos plats mythiques, le saumon soufflé, la mousseline… C’est la cuisine française traditionnelle qui est recherchée. De nombreux mariages sont organisés dans ces établissements, deux d’entre eux ont même une église à l’intérieur.

Vous avez aussi supervisé la carte d’autres restaurants en Suisse…
Oui, j’ai élaboré les cartes pour la brasserie du Royal Savoy à Lausanne, ainsi que le Burgenstock à Lucerne. Ce sont des anciens de l’Auberge de l’Ill qui en ont pris les commandes, et notamment Julien Kraus, chef exécutif.

Quelles sont vos envies pour la suite ?
Embellir la maison et me remettre en question deux fois par jour…