PAROLE DONNÉE

MAGNO MAGNUS

Magnus Nilsson est un chef à part. Loin de tout au fin fond de la Suède, mais proche des tendances culinaires contemporaines. Grâce à la cuisine qu’il réalise dans son restaurant, Fäviken, signifiant la « vraie nourriture, simple et authentique », ce touche-à-tout humble et passionné intègre en 2008 le prestigieux classement des « World’s 50 Best Restaurants ». Immersion exceptionnelle dans son univers culinaire.

Texte Andrea Petrini | Photo Philippe Vaurès Santamaria

PAROLE DONNÉE

MAGNO MAGNUS

Magnus Nilsson est un chef à part. Loin de tout au fin fond de la Suède, mais proche des tendances culinaires contemporaines. Grâce à la cuisine qu’il réalise dans son restaurant, Fäviken, signifiant la « vraie nourriture, simple et authentique », ce touche-à-tout humble et passionné intègre en 2008 le prestigieux classement des « World’s 50 Best Restaurants ». Immersion exceptionnelle dans son univers culinaire.

Texte Andrea Petrini | Photo Philippe Vaurès Santamaria

Il y a des cuisiniers qui passent le Capes. D’autres qui font voeu de compagnonnage. Certains, en revanche, construisent une mythologie sur mesure à l’abri des regards. Celle de Magnus Nilsson fut validée par Pascal Barbot. Ce fut le cuisinier triplement étoilé de L’Astrance qui, par une après-midi de l’été 2010, nous dévoila l’existence d’un Viking nommé Nilsson. Magno Magnus : « Il y a une dizaine d’années, Magnus était venu à Paris pour y travailler. À L’Arpège, on lui conseilla de venir frapper à notre porte. Nous, on venait d’ouvrir, on naviguait en économie de subsistance, on fut obligés de décliner. Mais Magnus, sans se démoraliser, s’installa quasiment vingt-quatre heures sur vingt-quatre devant le restaurant, dormant presque dans la rue. Au bout d’une semaine, on a fini par céder et l’intégrer dans notre minuscule équipe. On n’aurait pas mieux fait. Magnus Nilsson est une force de la nature, un surdoué avec une intelligence animale, qui connaît les herbes et les plantes sauvages comme personne. Il est resté trois ans chez nous à L’Astrance – c’est lui qui courait entre deux services au bois de Boulogne faire la cueillette. À son départ, il a regagné son pays natal, tout en haut de la Suède, dans un climat polaire où il tient, en locavore radical qui ne sert que les produits de la chasse et de la cueillette, un restaurant encore plus confidentiel que le nôtre : une table d’hôtes de seize couverts. C’est sûr, on va en entendre parler beaucoup » raconte Pascal Barbot.

Il aura suffi à Magnus Nilsson, alors 25 ans à son actif, d’empocher une lettre de recommandation de Pascal Barbot pour participer en 2010 à une rave culinaire en Laponie avec René Redzepi, Massimo Bottura et Yoshihiro Narisawa pour frapper fort sur la scène internationale. Se plaçant ainsi en chaînon manquant de ce que l’on appelle la « Nordic Revolution ». Une cuisine venue depuis une dizaine d’années des landes scandinaves, faisant du retour à la nature, son mot d’ordre. Et de l’investigation sur la flore et la faune environnante, de l’étude des traditions enfouies – culinaires, culturelles, inconscientes – de son propre pays, sa raison d’être. En totale prise avec le rythme des saisons, débarrassée des contraintes et des préparations alambiquées. Aussi éloignée des expérimentations laborantines d’observance espagnole que des protocoles français trop rigides.

Magnus admet : « Fäviken n’est pas un restaurant facile d’accès. »

Attention, euphémisme ! Pour y accéder, il faut faire son trou dans un carnet de réservations toujours blindé, cinq soirs par semaine et un seul service en soirée. Il faut aussi, une fois la date de votre dîner négociée, prévoir l’acheminement. En train de nuit via Stockholm, en avion, puis voiture d’Östersund à Järpen ou carrément en atterrissant en Norvège à Trondheim avant de poursuivre en taxi. Un parcours accidenté riche en imprévus. Et en découvertes. En dépit de son ascension fulgurante au zénith des destinations dans l’oeil du cyclone, il y a peu de chances que le restaurant de Magnus Nilsson finisse par se normaliser en réceptacle du tourisme gourmand massifié. « Concrètement, compte tenu de la déferlante des demandes de réservation, nous avons décidé d’offrir aux clients de l’hôtel un accès privilégié aux seize couverts du restaurant. Mais en limitant l’accès pour tous à une seule nuit. C’est peut-être à première vue draconien mais ça convient à la petite structure que nous sommes. Même si cela nous complique un peu la vie, c’est le système le plus démocratique qu’on ait trouvé. Car, à part la station de ski d’Äre, à une demi-heure de Järpen, on est ici isolés, coupés de tout. Nous manquons de structures de proximité pour des séjours prolongés aux alentours. Fäviken est un one shot. Mais pour en faire profiter toute la région, il faudrait que se créent d’autres structures d’envergure. » Pour faire de Magnus Nilsson, tout en haut du Jämtland, cette région qui jouxte la côte norvégienne, bien plus qu’un cas à part dans l’atlas de la cuisine contemporaine.

Loin des yeux (et des réseaux sociaux) mais pas du coeur

Magnus Nilsson sera peut-être inaccessible au plus grand nombre mais, en héros national malgré lui, il n’a jamais été aussi exposé aux feux de l’actualité. Avec un flair inné, il a donc décidé, en 2013, d’estomper sa présence, de s’effacer de la scène publique. Pour éviter tout effet de saturation, dribblant le contrecoup de la surexposition qui le guettait. Pour mieux prendre du recul et réfléchir. S’il a accepté de rompre son voeu de chasteté, ouvrant pour la première fois à Yam les portes de sa maison où il vit avec sa femme Tove, ses trois enfants et le fidèle chien Knut, histoire de clore son année sabbatique de recentrage, ce fut surtout pour réfléchir à voix haute avec nous. Et faire le point avec lui-même. « On n’imagine même pas à quel point les choses ont changé en l’espace de quelques années dans le microcosme culinaire. On est sans cesse sollicités pour des conférences, des démonstrations, des événements de toutes sortes. Bien sûr, au début, c’est enrichissant, on fait des rencontres, ça permet de s’ouvrir aux autres, de découvrir d’autres pays. Mais en même temps, ça nous transforme, nous les cuisiniers, en VRP engagés dans un perpétuel tour du monde, de congrès en séminaires, alors qu’on a laissé nos restaurants à nos seconds. Tout cela est très superficiel, nous sommes devenus des superstars sur-représentées qui prennent tout pour acquis. Sans jamais se remettre vraiment en question. » Retour aux fondamentaux donc : un homme, un territoire, une cuisine. Et tout un monde à poétiquement sublimer.

Un lieu hors du temps

Lorsqu’on foule pour la deuxième fois le sentier menant à Fäviken, on songe à Brideshead Revisited, le chef-d’œuvre d’Evelyn Waugh. Le temps semble s’être arrêté. Mais derrière l’immuable apparence d’une demeure de campagne surgissant inattendue en haut de la colline, sous la surface beaucoup de choses ont changé. Au fil de sept ans de représentations quasi quotidiennes, la mécanique s’est huilée jusqu’à la perfection. Le dîner réparti en scansions préétablies – l’apéritif collectif pris au coin du feu avant que les premiers hôtes gagnent la salle à manger communale au grenier, la déferlante des snacks, puis les poissons et crustacés, les viandes et gibiers et, après les desserts, le retour au salon pour la séance du digestif final – n’a rien perdu de sa spontanéité. On remarque juste, négligemment posée sur un coin de table à l’entrée du restaurant, en pénétrant dans le bâtiment principal de cette ancienne ferme abritant la salle du restaurant, une nouvelle carte de visite. Un carton blanc de 8 cm sur 5 portant l’en-tête laconique www.thenordiccookbook.com. « Il s’agit d’un nouveau projet qui nous occupera pendant deux ans. Un livre où il sera moins question de ma propre cuisine que d’étudier ce qui, de produits en recettes, de méthodes de culture et de conservation en légendes alimentaires, forme le substrat culturel, trop longtemps ignoré par nousmêmes, des terres scandinaves. » Une sorte d’archéologie du savoir nordique pour laquelle des experts, mais aussi des lecteurs et contributeurs anonymes, seront mis, via le site, à contribution.

Intello, Magnus Nilsson ?

Plutôt un garçon en phase avec son temps Un esprit curieux, polyvalent ? Dixit l’écrivain suédois Per Styregard : « Magnus Nilsson est un cuisinier unique au monde. Et un garçon aux mille secrets. On le croyait confiné dans son habitat naturel, quitte à se l’imaginer en sauvage autosuffisant et voilà que, peu à peu, on découvre qu’il est bien plus qu’un génial touche-à-tout. Quelqu’un à qui tout, mais vraiment tout, réussit. En plus de la cuisine, il écrit comme un dieu, ses propres livres d’abord. C’est un photographe hors-pair dont les oeuvres pourraient faire l’objet d’une expo. Sans rien dire à personne, il fait de la peinture de haute volée. Et veut devenir d’ici dix ans un concertiste de piano. Quand l’on songe que Magnus n’a pas encore trente ans ! C’est enrageant, non ? » À défaut de le placer dans un des salons de Fäviken, ce n’est pas demain que Magnus pianotera sur le clavier. « Tove, mon épouse, refuse de me laisser installer un piano dans le bureau déjà chargé. Il va falloir que je construise une extension, près de la maison, pour faire entrer et le piano et l’imprimante professionnelle, très encombrante, que j’ai achetée pour réaliser mes photos. »

« Manualité » et « artisanalité »

Ces deux mots clés permettent d’entrer dans le monde, féérique et brutal, de Fäviken. Un univers de contrastes – hivers polaires, étés concentrés en lumière – de spontanéité et de réflexion. La cuisine de Magnus prêche un retour à la nature, loin des excès technologiques des dernières années, mais requiert une perspective distanciée assez unique.

« À l’exception des crustacés qui proviennent de Norvège, à une centaine de kilomètres d’ici, tout ce que l’on prépare à Fäviken, sauvage ou cultivé, est issu de ces landes. L’été, la lumière, incessante nuit et jour, donne aux carottes et à tous les légumes, une concentration en sucre extraordinaire. Mais que cuisiner, comment cuisiner l’hiver quand le gel arrête toute forme de vie ? » S’il arrive que le hasard détermine parfois le cours de votre dîner (« quand on n’a pas assez de grouse pour tous les convives, une ou deux tables mangeront évidemment autre chose »), les menus à Fäviken renvoient à un travail de longue haleine. De conservation, salaison, fermentation des produits tout au long des mois d’hiver. Tout en haut d’une étagère vous trouverez, dans un coin de la cuisine, un Pacojet et un Thermomix, mais l’essentiel de la recherche in vitro se déroule in vivo en face du restaurant. Dans le cellier à légumes où de vieilles carottes sont ensevelies sous terre et des bocaux et vases parsèment tout l’espace. Des légumes en saumure, des racines au lent processus de fermentation, des baies et fruits au vinaigre. C’est le garde-manger élevé en art érudit de la survie, un conservatoire des traditions domestiques qui renoue avec des savoirs anciens.

Une simplicité percutante

Lorsque, en fin d’apéritif dans le salon du bas, Magnus bat les trois coups, on est loin d’imaginer la dimension théâtrale du dîner qui va suivre. Une, deux, cinq, dix, quinze fois, les pas de Magnus et de son staff amenant les plats à l’étage résonnent sur les marches en bois. D’un claquement de doigts, le Suédois aux longs cheveux impose le silence, le temps d’expliquer rapidement les plats. Et on est loin de décrypter, derrière la déferlante de bouchées et l’enchaînement des rythmes (« Je n’aime pas les menus monotones, la succession prévisible des snacks et des entrées avant les plats de résistance ») le travail minutieux qui soustend chaque création. À Fäviken, la simplicité a beau être le mot d’ordre, cela tient évidemment, du faux-semblant. Magnus est un maître dans l’art de la dissimulation. On n’aurait pas dû le croiser, le matin même, avançant avec allant sur le lac glacé, une perceuse sous le bras. Pour pêcher, en l’espace de quelques minutes, deux énormes truites destinées au déjeuner. Lorsqu’on tombe sur une tête d’élan en décomposition cachée dans l’herbe, c’est avec le plus grand naturel qu’il répond à nos interrogations : « Il s’agit d’une méthode courante pour attirer les renards, un véritable fléau par ici, pour pouvoir les supprimer. »

Cuisine de saison ? de marché ? de conservation ?

Pas la peine de rouspéter parce que, en cette soirée à l’orée du printemps, vous ne verrez pas Magnus débarquer dans la salle à manger un tréteau sous le bras et y déposer la carcasse de l’élan qu’il découpera à l’aide d’une scie, sous le regard ébahi de l’assemblée. « Dans cette partie tout au nord de la Suède, le passage du temps est plus marqué, l’été une saison très éphémère. » On s’active alors, à longueur d’année, pour exalter toute la palette des produits que la nature met à disposition. Frais, ou conservés en saumure, dans le vinaigre, fermentés ou poussés à maturation extrême, les légumes sont presque toujours les rois. « L’équilibre est toujours là où on ne le croit pas : l’élan, par exemple, on peut le cuire de différentes manières, mais il est inutile de le faisander comme un gibier façon vieille école. Au-delà de cinq ou six mois, prolonger le mûrissement devient inutile, n’apporte rien à la texture, aux fibres, à la saveur. Personnellement, je l’affectionne aussi en tartare. Ce fut l’un des premiers plats servis ici à Fäviken… »

La cuisine de Magnus Nilsson déconcerte par son élégance.

Que ce soit le bouillon de renne fumé aux baies, fruits rouges et feuilles mortes en remplacement du thon et des algues utilisés dans la soupe miso, le Dumpling croustillant de tête de cochon à la groseille maquereau ou la chair ferme d’un hareng d’une douceur explosive après trois ans de vieillissement, chaque plat, petit ou grand, s’impose avec le naturel de son évidence. Inutile de soudoyer Peter Pihel, le jeune cuisinier estonien qui a quitté Padaste Manor, le restaurant sur l’île de Muhu où il s’était fait remarquer, pour rejoindre le laboratoire de Järpen. Pas plus que Magnus, il ne vous dira combien de temps ils auront fait cuire les pommes de terre enveloppées de feuilles mortes depuis un an et revenues quasiment à un état d’humus. Ou encore quel est le degré de fermentation des graines de lupin utilisées dans une composition où, simulant la sauce soja et traitées en purée aussi bien que déshydratées en corn-flakes, elles s’accordent à un cru-cuit de feuilles de choux de Bruxelles juste brûlées au chalumeau pour en adoucir l’amertume ? Cuisine de shaman, on aurait envie de dire. « Es-tu sûr de vraiment vouloir la recette exacte de l’oeuf de caille ? Il faudra d’abord ramasser des excréments d’agneau, puis les laisser sécher pendant une année à température constante jusqu’à ce qu’ils deviennent presque de la poussière. Et c’est seulement à ce moment-là qu’on les utilisera pour enrober les oeufs de caille. C’est le côté alcalin apporté par cette matière terreuse qui m’intéresse, car elle permet d’entrer en résonance avec la vivacité du caviar de truite et des pétales de soucis des jardins qui accompagnent les oeufs. »

On l’aura compris, Fäviken est un lieu à part.

Un restaurant comme peu d’autres, bien sûr. À l’instar de Noma, du feu El Bulli. Surtout un lieu de vie, une caisse de résonance de la nature ambiante, souvent imité, jamais égalé. À tous ceux qui soupçonnent la vague culinaire nordique de jansénisme, de rigidité dans la pauvreté du choix des ingrédients, Magnus Nilsson répond par une cuisine à la fois chaude et envoûtante et d’une verte fraîcheur réconfortante.

Chaque bouchée se veut une image, un voyage instantané dans la région du Jämtland. Il y est surtout question de métamorphose, de dialogue avec la nature. On croyait boire un simple bouillon d’épaule d’élan et voilà qu’il se transforme – avec ses notes de champignons, son arrière-goût anisé – en une balade en forêt. Une immersion panthéiste, hors du temps – douce et inquiétante à la fois, tels les films de Miyazaki. On pourrait déflorer la féerie, percer le mystère, décrypter tout le travail en amont de chaque plat. Les nuances, les attentes et les passages : le bouillon de bœuf filtré à travers un tapis de musc. Et les différentes graines et carottes fermentées qui, avec l’aide d’une noix de beurre salé, transforment le consommé en un porridge inouï, un festival céréalier croquant sous la dent et d’une incroyable persistance en bouche.

« Je ne cours pas après le rythme en soi, mais tiens à la dynamique d’un repas »

Voilà pourquoi, si vous passez la tête dans les cuisines de Fäviken, vous verrez un chronomètre scandant en plein service les huit minutes réglementaires entre chaque plat. Une avalanche de surprises, tailles, formats et genres différents. Les graines de tournesol traitées en purée façon miso blanc en contrepoint du turbot poché, les pancakes d’orge à déguster avec les doigts avant les côtes de cochon aux prunelles des oiseaux ou le jaune d’oeuf confit au sirop de sucre et chapelure d’écorce de pin, tout cela participe d’une farandole théâtrale tellement précise – la perfection tenue à distance par l’exubérance du live – qui va bien au-delà d’un simple dîner au restaurant. On est bien plus du côté de l’autobiographie, de la poésie que de la pause de la pensée chez un étoilé.

Intimiste mais universelle, la cuisine de Fäviken est un voyage dans l’imaginaire

« Rien ne prédestinait Fäviken à devenir le restaurant qu’il est aujourd’hui. À présent, il va falloir réfléchir à son avenir, consolider l’équipe, la motiver. Venir travailler à Järpen, loin de tout et au coeur de la nature, c’est aussi un engagement qui a surtout valeur de choix de vie. Fermer de longs mois d’affilée, comme Bras ou Adrià autrefois, nous permettrait de concentrer en petit comité tout le travail de recherche, de mieux nous préparer à la longue saison à venir. Pour moi, Fäviken est un organisme vivant qui a besoin de toute notre attention : comment donner le meilleur de nous-mêmes ? Comment continuer notre travail qui est aussi une enquête sur l’identité, la nôtre, et celle de tout un pays ? » Magnus Nilsson sait bien que la route, comme le voyage pour Fäviken, est longue. Chez lui, l’histoire s’écrit dans le temps, le récit est dit au rythme de seize couverts par service. Les derniers seront les premiers : heureux ceux qui n’ont pas encore mis les pieds ici dans ce coin de paradis.