PAROLE DONNÉE

Alex Atala en questions

Retrait des bagages dans un aéroport international. Une affiche publicitaire met en scène le «roi Pelé ». Sur un écran de télévision, au-dessus du tapis roulant, un clip pour l’ONG Banco de Alimentos passe en boucle. En invité, plein cadre : Alex Atala. Bienvenue à São Paulo ! Ville de tous les superlatifs : 19 millions d’habitants, près de 60 % des Brésiliens les plus riches, la plus importante diaspora japonaise au monde, une communauté italienne comme nulle part ailleurs hors Botte… et Alex Atala, star de sa rue Barão de Capanema. Durant trois jours, le chef le plus populaire de la ville, de son pays et bien au-delà a reçu Yam pour parler cuisine, produits, recettes… Un festival !

Texte Jérôme Berger I Photo Sergio Coimbra

PAROLE DONNÉE

Alex Atala en questions

À São Paulo, Alex Atala joue à domicile. Encore plus dans ce bout d’impasse de la rue Barão
de Capanema. Entre D.O.M., son restaurant gastronomique brésilien, l’espace de prépréparation et
Dalva e Dito, l’annexe plus traditionnelle, on lui court après, on essaie de le suivre, pour mieux
comprendre le personnage, sa philosophie, ses passions, sa cuisine…

Texte Jérôme Berger I Photo Sergio Coimbra

Yam | Comment en est né D.O.M. ?
Alex Atala | De l’envie de survivre, d’installer un restaurant sur la durée. Ici, à São Paulo, les établissements ferment aussi vite qu’ils ouvrent. Dans les trattorias dans lesquelles j’avais travaillé en tant que chef de cuisine, j’essayais constamment de glisser une ou deux suggestions inspirées par le Brésil. Dans 100 % des cas, elles rencontraient un vif succès. Par ailleurs, dans les années 80, de nombreux chefs de l’Hexagone comme Claude Troisgros sont venus s’installer ici pour pratiquer une gastronomie française, nourrie de produits brésiliens. Ils nous ont ouvert les yeux sur la qualité de notre terroir. Autant de preuves, selon moi, qu’un restaurant de cuisine brésilienne pouvait plaire. Le concept D.O.M. était né.

Yam | Qu’est-ce que la cuisine brésilienne ?
A. A. | Le fruit d’une longue histoire de colonisations. Chaque région demeure marquée par ses influences passées : le Sud aux accents italo-allemands ; Bahia et ses clins d’oeil africains ; São Paulo, Rio de Janeiro et Minas Gerais aux notes portugaises et espagnoles… Seule l’Amazonie se distingue par sa virginité. C’est une terre à l’identité forte, aux traditions ancestrales et aux goûts typiques. Elle me fascine ! Curieusement sa gastronomie se rapproche en bien des points de celle pratiquée en Thaïlande : la diversité de ses arômes, les touches pimentées, la culture du bouillon et du liquide en général…

Yam | L’Amazonie, une passion ?
A. A. | Sans aucun doute. Petit, je passais mes vacances en famille à arpenter le pays au cours de road trips mémorables. Nos excursions amazoniennes, les saveurs sauvages dégustées sur place… restent gravées dans ma mémoire. Aujourd’hui, je rends hommage à cette région. À travers le décor du D.O.M par exemple. Entre les disques et statuettes d’Elvis Presley, une pirogue, une coiffe d’indigène, la peau séchée d’un pirarucu, un poisson d’eau douce d’Amazonie… Mais aussi et surtout dans une cuisine principalement tournée vers les produits bruts d’Amazonie, ceux de mon enfance.

Yam | Comment trouvez-vous ces ingrédients méconnus ?
A. A. | Je me rends encore deux à trois fois par an dans la jungle amazonienne à la rencontre de tribus indigènes pour découvrir là une fleur, ici une herbe, plus tard un champignon. Du moins je l’espère… Rendez-vous compte que dans un pays tropical, humide et chaud comme le nôtre, aucun champignon sauvage comestible n’est répertorié ! Après des années d’enquêtes auprès de scientifiques et d’anthropologues, j’ai fini par identifier une peuplade qui en cultivait de façon traditionnelle. Mais, à ce stade, nous ne sommes même pas sûrs que l’espèce en question soit connue… Lorsqu’elles aboutissent, ces recherches d’ingrédients me motivent encore davantage. Je dois être à la hauteur du trésor déniché.

Yam | Est-ce pour cette raison que la maîtrise du cru comme du cuit tient une place si importante dans votre gastronomie ? C’est un moyen de respecter à 100 % le produit ?
A. A. | Le cru et le cuit s’inscrivent au centre de mes créations. Ceci depuis une dizaine d’années, après avoir lu le célèbre ouvrage de Claude Lévi-Strauss. Selon l’anthropologue, la domestication du feu et de la putréfaction a permis le passage de l’être naturel à l’être culturel. Contrôler à la perfection les différents stades de ces deux process me permet de jouer sur les goûts : la douceur d’une cuisson lente à l’eau ou à la graisse, l’amertume d’un marquage à la poêle ou à la braise, l’acidité d’une fermentation plus ou moins longue… Cette approche est essentielle à ma cuisine.

Yam | À l’instar des produits que vous utilisez, ces techniques de cuisson et de fermentation sont-elles typiquement brésiliennes ?
A. A. | C’est le cas parfois, comme certains filets de viande cuits à froid, au sel. Un procédé fréquent chez les populations indigènes d’Amazonie, qui, compte tenu de leur nomadisme, ont adopté de longue date ce type de méthode pour conserver les aliments. Bouillir puis saisir le gibier fait également partie de nos traditions.Cependant, la majorité des techniques utilisées au D.O.M. nous viennent d’Europe, et de France en particulier. C’est là que j’ai appris le métier et ses fondements. Je suis convaincu que le sauf-conduit de tout cuisinier créatif réside dans sa connaissance des classiques. Il y va des fourneaux comme du piano ou de la guitare !

Yam | Votre créativité justement, comment se manifeste-t-elle ?
A. A. | Il n’y a pas de règle dans ce domaine. Pourtant, nous avons essayé, en nous fixant notamment des rendez-vous de création. Sans succès. Le processus créatif demeure chez nous aléatoire et souvent spontané. Il s’enclenche d’un coup, en fin de service, au fil d’une discussion amusée sur nos traditions culinaires, mais peut aussi conduire lentement, sûrement, sans fulgurance, à l’aboutissement d’une idée maintes fois ressassée. Une constante toutefois : il ne part jamais de rien, de ce qui n’a jamais existé. Créer consiste selon moi à construire de l’inconnu à partir d’une base connue. Comme par exemple, ce morceau de zébu brésilien goûteux, tendre, volontairement présenté en cube brillant et lisse, au milieu d’un bouillon de cuisson clarifié à l’extrême. Visuellement, on ne donne aucune information au client pour ensuite décupler son ressenti à la dégustation. Ou encore notre sorbet de pana. Travaillé glacé, ce fruit offre des sensations inattendues. La technique vient
délicatement adoucir ses goûts extrêmes.

Yam | Est-ce que le mauvais goût existe en cuisine ?
A. A. | Non. C’est justement l’intérêt de nos procédés et, de manière plus générale, de tout le savoir-faire d’un chef : être capable de « dompter » les saveurs fortes, de se les approprier, pour mieux les faire partager. Comme ce faisceau de lumière blanche et froide, qui devient arc-en-ciel à travers un prisme. Vous voyez de quoi je parle ? La pochette de l’album des Pink Floyd : « The Dark Side of the Moon » ! La musique encore et toujours.